C’est un matin. J’arrive dans le service d’un pas léger, car je suis, pour une fois et par la grâce du trafic routier, en avance. Cela pourrait être une journée qui commence bien. J’avance dans le couloir en saluant les uns et les autres par les portes entrebaillées, jusqu’à ce que je croise notre cadre de santé qui m’arrête.
« Es-tu le médecin référent de Monsieur B ? » J’acquiesce. Est-ce un pressentiment ou son regard qui s’attriste ? Est-ce ce que je lis de compassion sur son visage ? Ou simplement l’inquiétude que j’ai toujours eu pour ce jeune homme fragile ? Je sais que les nouvelles ne sont pas bonnes. Les mots coulent comme l’eau froide le long de mon dos : « Cette nuit…retrouvé par les surveillants…SAMU… réanimation… décédé à l’hôpital »
Nous nous mettons d’accord sur la façon d’en informer l’équipe, je dis ce qu’il faut dire mais j’ai envie d’être seule. Dans l’office où je comptais prendre un café avant ma réunion de 8h30, une question me torture: qu’est-ce que j’ai manqué ? Y a-t-il des signes que je n’ai pas vu ? Je déroule le fil de nos derniers entretiens en quête d’indices. Aurais-je pu savoir que c’était pour cette nuit ? Ai- je bien évalué les facteurs de risque, l’urgence, la dangerosité, comme on me l’a appris à la fac ?
Je savais que Monsieur B luttait contre des moments d’angoisse terribles depuis le début de son incarcération. Ces dernières semaines, il avait dialectisé cela et me parlait d’un choix à faire : allait-il se remobiliser et vivre pour défendre sa vérité, ou abandonner le combat et se supprimer ? Sa vérité, pour étrange qu’elle puisse paraître, était à la fois ce qui lui permettait de supporter l’insupportable des faits et ce qui, parce qu’elle n’était pas reconnue, le torturait. Il y avait un danger bien sûr dans cette nouvelle position, mais aussi un espoir de mouvement qui pouvait, je l’espérais, l’arracher enfin aux limbes. En attendant que s’impose à lui l’impossible décision, il ne se départissait ni de son vieux pull en laine ni de son sourire poli. Avec sa présence flottante, il semblait n’être jamais tout à fait là.
Il échangeait volontiers avec moi et m’écoutait attentivement mais il devait d’abord « choisir » me disait-il, « une bonne fois pour toutes », quand je lui proposais de faire le pari de la vie, le seul qu’on puisse faire plusieurs fois. Mais à ce choix qu’il se plaignait de ne pas réussir à faire, je n’étais pas conviée. Quant à la date et l’heure, il ne m’en a évidemment rien dit. Je regrette autant que je maudis ce temps où les ouvrages de psychiatrie rendaient la réalité si simple.
Je réalise que ce n’est pas seulement mon patient qui est mort, mais avant tout un jeune homme. Un jeune homme avec ses souvenirs, ses goûts et ses secrets… Ce qui a été mon échec fut peut-être sa liberté. J’ai su par la suite qu’à sa sœur il en avait dit davantage, peut-être parce qu’elle avait déjà accepté qu’il ne puisse plus vivre. Si je dois verser quelques larmes, ce n’est pas sur mon impuissance mais plutôt sur cette vie interrompue. J’en connais quelques bribes, qu’il m’a livrées au cours de cette année d’entretiens quasi hebdomadaires. Voilà ma légitimité à être émue.
J’arriverai à ma réunion en retard et les yeux rougis, tant pis. Une fois que la mort est là, nous sommes nus et sans blouse.