Vivre n’est pas ne pas mourir. Le suicide en prison

Lorsqu’on parle de suicide, on énumère souvent des chiffres et cet article, dans une certaine mesure, ne dérogera pas à la règle. S’ils ont l’avantage de permettre une approche rationnelle d’un phénomène, des comparaisons, des statistiques, gardons en tête que ces chiffres ne sont pas abstraits. Derrière eux se cachent des réalités, en l’occurrence des vies humaines.

Le taux de suicide en détention est environ sept fois plus élevé qu’en liberté. Sur la période 2005-2010, il atteignait 18,5%oo ( 18,5 pour 10 000), alors que dans la population générale, il était de 2,7%oo chez les hommes de 15 à 59 ans, ce groupe étant pris comme référence car plus proche de la structure par sexe et âge de la population carcérale.

Il y a donc là une différence considérable qui interroge sur ses causes. Pourquoi se suicide-t-on davantage en prison ? Question fondamentale si l’on veut pouvoir mettre en place des actions de prévention efficace.

Géraldine Duthé (Institut national d’études démographiques), Angélique Hazard et Annie Kensey (Direction de l’administration pénitentiaire) ont mené une étude portant sur 377 suicides survenus entre le 1er janvier 2006 et le 15 juillet 2009 et ont identifié certaines facteurs favorisants :

– la détention provisoire : Le risque de suicide est deux fois plus élevé pour les personnes en détention provisoire, c’est à dire les personnes en attente de leur jugement. Elles sont particulièrement confrontées au choc de l’incarcération et à l’incertitude sur leur sort, cette période pouvant durer plusieurs années.

– le placement en quartier disciplinaire : Les périodes de placement en cellule disciplinaire se caractérisent par un risque considérablement accru de suicide, 15 fois supérieur à celui observé en cellule ordinaire. Même si ce placement est généralement d’une durée très courte (moins de 1 % du temps total observé en détention), il engendre une très forte vulnérabilité liée à l’isolement.

– la perte du lien social : Le risque de suicide est plus élevé chez un détenu qui n’a reçu aucune visite récente (2,5 fois plus élevé que chez ceux ayant reçu au moins une visite d’un proche)

– la gravité des faits reprochés : le taux de suicide est plus élevé parmi les personnes écrouées à la suite d’un meurtre (48%oo), d’un viol (27%oo) ou d’une autre agression sexuelle (24%oo). Outre la lourdeur de la peine encourue ou prononcée, le remords ou encore, dans le cas de crimes fortement réprouvés par les autres détenus, l’ostracisme au sein de la prison contribuent à expliquer ce risque accru.

– les hospitalisations et les problèmes de santé mentale : le risque de suicide est plus élevé chez les personnes ayant été hospitalisées que chez les autres (1,7 contre 1). Dans les données exploitées, les motifs d’hospitalisations n’étaient pas disponibles mais il est possible qu’une partie d’entre elles soient liées à des problèmes de santé mentale.

Bien qu’en effet les données sur les problèmes de santé mentale soient très limitées dans cette étude, il est probable que l’existence d’un trouble psychiatrique soit associé à un risque plus grand de suicide en détention, comme il l’est d’ailleurs à l’extérieur. Selon l’INSERM, en milieu libre, un trouble psychique est associé à 90 % des suicides. Le lien entre dépression, surtout si elle est non traitée, et suicide est établi avec un risque relatif de 4 à 5 (une personne souffrant de dépression a 4 à 5 fois plus de risque de mourir par suicide qu’une personne non dépressive). Ainsi, le taux de suicide élevé en prison pourrait s’expliquer tout simplement par une plus grande prévalence des pathologies psychiatriques par rapport à la population générale. Il y a plus de personnes souffrant de troubles psychiatriques en prison, les personnes souffrant de troubles psychiatriques se suicident davantage donc il y a plus de suicides en prison qu’à l’extérieur. Syllogisme qui ne doit pas nous empêcher d’aller plus loin…

En milieu libre, les pathologies psychiatriques sont le facteur de risque numéro un (on parle de facteurs de risque primaire) et les facteurs environnementaux sont des facteurs de risque secondaires, avec une valeur prédictive moindre, bien qu’évidemment plusieurs facteurs puissent s’associer. Or, ce qui interpelle dans l’étude effectuée par Duthé, Hazard et Kensey, c’est que la pathologie psychiatrique n’est pas le facteur qui fait augmenter le plus le risque de suicide.

Ainsi l’arrivée en détention, l’isolement, le regret et la culpabilité peuvent engendrer une souffrance et une crise psychique telles qu’on en meurt, même sans vulnérabilité ou pathologie sous-jacente. Combien de personnes nous disent d’ailleurs, qu’elles n’ont jamais, au grand jamais, eu d’idées suicidaires avant d’être incarcérées !

Face à ce fléau, le Ministère de la Justice a réagi en juin 2009 en déployant un plan national de prévention et de lutte contre le suicide en prison. Des mesures spécifiques concernant les détenus en crise suicidaire (placement dans des cellules dites « de protection d’urgence », avec dotation de pyjamas déchirables et de couvertures indéchirables), multiplication des rondes de nuit pour les personnes considérées à risque, mise en place de « codétenus de soutien » ou encore lutte contre le sentiment d’isolement au quartier disciplinaire ont notamment été institués dans de nombreux établissements.

Ce plan d’actions a eu des effets notables : le taux de mortalité par suicide en détention a baissé de  4 points (de 18,4 à 14,3%oo) de 2009 à 2017, et de 3 points entre 2016 et 2017 (passant de 17,3 en 2016 à 14,3%oo en 2017).Malheureusement, il est remonté à nouveau à 16 %oo en 2018. La France reste toujours à la traîne parmi ses voisins européens, tandis que des critiques s’élèvent concernant les mesures de prévention mises en place, des remèdes qui peuvent s’avérer pire que le mal.

Adeline Hazan, l’actuelle Contrôleure général des lieux de privation de liberté (CGLP), les a d’ailleurs dénoncé : «Il y a un effet pervers intrinsèque à la surveillance de nuit, par exemple, qui veut que l’on réveille quatre à cinq fois par nuit ces hommes. » Mesure délétère donc tant les effets néfastes de la privation de sommeil sont bien connus, mais aussi peu efficace car des rondes, même rapprochées de 2 heures, laissent toujours amplement le temps aux malheureux de se pendre. Quant aux cellules de protection d’urgence, dites C-Pro-U, «on ne peut pas décemment laisser une personne plus de quarante-huit heures dans ces cellules sinon il deviendrait fou! » s’indigne Bruno Lucchini, membre du syndicat CGT-Pénitentiaires. Et que dire des pyjamas en papier qui se déchirent au moindre mouvement, dont les personnes qui ont été amenées à en porter disent souvent qu’elles l’ont vécu comme une humiliation et une déshumanisation supplémentaires.

Cette prévention finalement, vise à contraindre la personne à ne pas passer à l’acte plutôt qu’à faire en sorte qu’elle ait à nouveau envie de vivre. Comme le souligne Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014, « la pénitentiaire pèche par défaut en ne s’interrogeant pas sur les causes du suicide en détention. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas pourquoi les gens se suicident, mais comment, dans le but d’empêcher l’acte.» « On est, sur cette question en particulier, face à un grand paradoxe de la pénitentiaire : d’un côté, il n’y a pas de dossier mieux documenté que le suicide en détention – les morts sont recensées, analysées, si bien que l’on connaît les lieux, les jours ou encore les catégories d’infracteurs les plus à risques, etc. Et en même temps, l’institution fait preuve d’une grande inaptitude à interroger le pourquoi du passage à l’acte. On est devant une espèce de constat de faillite : en éludant la question, la pénitentiaire se condamne elle-même à une certaine forme d’impuissance. C’est aussi une sorte de refus de lucidité. »

Comme le souligne Philippe Carrière, psychiatre ayant participé au premier groupe de travail mixte Santé/Justice sur la prévention du suicide, « on fait une tentative de suicide quand on a perdu ce fil qui nous relie à la vie et à la société.  Il ne faut pas perdre de vue que c’est le contact humain qui permet d’éviter le suicide. Et c’est donc l’abandon du contact humain qui pousse au suicide. » Les témoignages des personnes ayant fait l’expérience du quartier disciplinaire sont à cet égard éloquents : beaucoup décrivent la sensation insupportable d’être enfermé dans un tombeau, et malgré qu’ils connaissent la durée de leur séjour, le sentiment d’avoir été jeté là pour y être oublié et y mourir.

Voilà qui trace des pistes pour une prévention du suicide plus digne, plus humaine, et surtout… plus efficace.