De l’ordinaire à l’extraordinaire

J’ai retrouvé un texte écrit il y a plusieurs mois de cela, dont la relecture a eu un écho particulier en cette période de nouveau confinement. Je m’y interrogeais sur ce qui manque le plus aux personnes détenues, et sur ce que cela pouvait nous apprendre à nous, qui jouissons habituellement de notre liberté et de tout un tas de  choses…

Certain.es s’offusquent que les personnes détenues puissent avoir une télévision (payante) en cellule, faire du sport ou d’autres activités, ou soient rémunérées pour leur travail. Cela rendrait la détention moins douloureuse, et par tant moins dissuasive selon les tenants de cette approche du sens de la peine. Cet article n’a pas pour objet d’émettre un avis sur ce que devrait être la peine, si elle doit ou non faire souffrir pour être efficace notamment, mais de réfléchir sur ce qui est réellement souffrance pour les personnes concernées.

S’agit-il du manque d’argent, de divertissements ou d’autres biens de consommation ? C’est souvent ce qui hors les murs nous fait courir, même si c’est à notre corps défendant. C’est aussi ce qui a pu motiver certains actes délictueux. Mais si un écran peut être une évasion momentanée, la réalité rattrape bien rapidement les fugitifs, au détour d’une pensée qui s’invite dans le vide laissé par les images hypnotiques et ne veut plus partir, d’un bruit de clés ou de pas qui les ramène brutalement entre leurs quatre murs. Quant à l’argent  de la cocaïne ou les cylindrées des go fast, dans le sommeil comme dans la vie, ces rêves se transforment rapidement en cauchemars.

Quand on est arrêté, quand on est enfermé, il semble bien que le manque ne se situe plus là. Et si les personnes détenues sont emprisonnées pour apprendre de leurs erreurs, écouter ce qui les fait souffrir pourrait bien nous faire réfléchir en retour.

Alors de quoi est-on réellement privé lorsqu’on est en prison ? De sa liberté avec un grand L répondrait évidemment l’Homme avec un grand H. Celui-là, qui est plus qu’un être de chair et de sentiments, qui incarne toutes les valeurs qui font sa grandeur et l’élèvent au-delà de la trivialité quotidienne, celui-là en effet n’imagine pas de pire privation que celle de sa Liberté, de sa toute-puissance.

Mais cet Homme-là est une idée. Ceux que je rencontre sont des hommes bien réels et ce réel les rend minuscules. Ils sont d’argile plus que d’airain. Même si l’épreuve du feu les a endurci, cela craque sous le vernis. Leur solitude et leurs peurs sont grandes mais leurs rêves sont tout petits.

L’Espoir, c’est retrouver un vrai lit. L’Amour c’est être deux dans le canapé sous le même plaid. Pour Monsieur G, c’est avoir passé vingt ans à éplucher les patates pour que sa femme cuisine le pot au feu. C’est la machine à coudre d’occasion qu’il lui avait offerte à son anniversaire. Il ne lui faisait pas souvent de cadeaux mais là il était sûr de son coup. Ah s’il avait su, il y aurait eu plus souvent des fleurs ! Les regrets sont dérisoires mais la tristesse est infinie. L’Absence c’est quand un parloir se termine alors qu’on n’a pas pu tout dire, c’est la photo écornée d’un gamin qui grandit au loin. L’Angoisse c’est quand le courrier n’arrive plus. Et la Dignité, même la dignité, ce n’est pas grand-chose. Pour Monsieur V, c’est ne pas mettre la clémentine avec le chili con carne dans la gamelle parce qu’ « on n’est pas des chiens ». C’est se retenir de chialer tant que les co-détenus ne sont pas partis en promenade.

Quand ils me racontent leurs permissions, ils me décrivent le goût du vrai café, le plaisir de marcher plus de vingt mètres dans la même direction, de laisser ses yeux glisser jusqu’à l’horizon. Ils saisissent l’instant là où parfois nous le laissons filer, inconscients du trésor perdu. Parce qu’ils en ont perdu l’habitude, ils ils peuvent tout redécouvrir. Avec un regard neuf, ils peuvent voir l’extraordinaire, celui qui n’est pas dans les grands mots mais dans les toutes petites choses.

Depuis que je les connais, une fois la journée finie, lorsque la lourde porte se referme derrière moi, je sens le soleil, l’air frais ou la pluie.