Canicule

Le soleil est au plus haut. Il se joue des murs et des barbelés et darde ses rayons sur le bitume de la cour. Seuls quelques détenus sont sortis, les plus jeunes, qui marchent torse nu ou s’obstinent à faire du sport, puis finissent par s’accroupir, dos au mur, dans une portion congrue d’ombre.

Le reste de la prison est calme, une espèce de torpeur règne à tous les étages. Dans les cellules, tout le monde est allongé. La prison, mal isolée, est un frigo l’hiver et un four l’été. Les corps transpirent à ne rien faire, même penser est une activité trop intense. Il faudra attendre le soir voire même la nuit, et des températures plus clémentes, pour que ce petit monde se remette à vivre. Au fur et à mesure que le soleil décline, le volume sonore augmente.

Comme me le dit un patient aux yeux cernés, il est difficile de dormir. En ouvrant la fenêtre, le bruit rentre en même temps que l’air frais. Dilemme insoluble pour lui qui pousse midi et soir les lourds chariots remplis de gamelles chaudes et finit la journée exténué et en nage.

Monsieur D arrive accoutré en touriste : il porte un bob de plagiste récupéré je ne sais où mais a gardé en-dessous son bandana. Sur ses épaules, il a posé une serviette blanche avec laquelle il s’éponge régulièrement. Comme à chaque entretien aujourd’hui, j’insiste sur l’importance de l’hydratation et propose un verre d’eau. Monsieur D décline : il a pu acheter quelques canettes de soda cette semaine en prévision de la canicule. Il les a mises au frigo aujourd’hui jusqu’au moment de la promenade et vient de partager ses boissons fraîches avec ses deux co-détenus. «  Ca faisait trop du bien !  »

Beaucoup d’autres patients ne viennent pas à leur rendez-vous, mais ceux qui se déplacent apprécient la fraîcheur de mon petit bureau dont j’ai poussé la clim à fond et dont je ne sors guère.

Partout ailleurs, la taule s’asphyxie sous la tôle.

L’oiseau s’est envolé

Les trois coups sont frappés, Monsieur F entre en scène. Ou plutôt il entre dans mon bureau. En bon tragédien, il commence par arpenter la pièce exigüe, puis, dédaignant le fauteuil, il s’accroupit dans un coin. Je me prépare de mon côté à tenir mon rôle. Donner la réplique à Monsieur F n’est pas facile. Il faut savoir doser son inquiétude et son empathie et, au moment où cela est possible, ni trop tôt ni trop tard, passer du drame à la boutade.

Monsieur F est incarcéré depuis plusieurs années maintenant : magouilles, escroqueries, faux sont l’essentiel de son casier judiciaire. Monsieur F met un point d’honneur à ne pas être confondu avec un vulgaire trafiquant, ou pire, un criminel. Il vient nous dire et nous faire dire qu’il n’est pas comme les autres ici, pas comme ses racailles.

Aujourd’hui, Monsieur F m’explique qu’il ne peut plus venir chercher son traitement en se mêlant à la foule qui arrive chaque matin dans le service : « Comprenez moi Docteur, certains ici n’ont aucune hygiène. Croyez-moi, ça sent le… le ragondin là-dedans ! »

Je hausse les sourcils.

« Même pire, le ragondin mouillé ! »

J’éclate de rire : « Avec de tels arguments Monsieur F, il est clair que je ne peux qu’accéder à votre demande. Nous allons organiser une délivrance bihebdomadaire de votre traitement, vous n’aurez à venir que deux fois dans la semaine. »

Être dupe sans l’être trop.

Il y a quelques mois, nous avons proposé un atelier artistique à un petit groupe de patients. Il s’agissait de réaliser, avec l’aide d’un artiste de rue local, une fresque murale destinée à embellir le hall d’entrée de notre service. De magnifiques oiseaux colorés perchés dans un branchage tropical nous accueillent désormais et font un peu oublier les lourdes grilles que nous venons de franchir. Hélas, Monsieur F n’avait pas été retenu pour participer à cette création. Qu’à cela ne tienne, peu après l’un de ces passages, nous avons pu constater qu’un des volatiles était désormais affublé d’une petite crête punk et de dents dessinées au marqueur noir. A chaque fois que je regarde cette fresque désormais, je suis partagée entre rire et colère. Je vois Monsieur F comme cet oiseau, oscillant entre ridicule et révolte.

Il est ainsi, en équilibre toujours précaire, un saltimbanque de l’émotion. Je l’ai vu par moments intenable et exubérant, parfois voulant mourir, ce qui l’a conduit à faire plusieurs séjours à l’hôpital.

Si sa détention n’a pas été de tout repos, c’est sa sortie qui l’inquiète aujourd’hui, autant qu’elle l’exalte. Dans un mois, il va retourner dans sa région d’origine, en Alsace. Son cousin qui y exploite une petite ferme, va l’héberger temporairement mais il a beaucoup de travail. Autrement dit, Monsieur F sera seul la plupart du temps. Qui sait jusqu’où ces monologues pourraient l’entraîner ? Qui sait ce qu’il pourrait faire sur un coup de tête ? Monsieur F appréhende, il a peur de lui-même. Il ne peut s’empêcher de dérouler des scénario catastrophe :Prendre son sac à dos et un bus vers nulle part, siffler la cave du cousin, piquer le sac d’une vieille… « Tout ça, j’en suis capable » m’assure-t-il effaré.

Ses dernières semaines de prison, il a demandé à les passer à l’hôpital de jour pour voir davantage les soignants, prendre correctement son traitement et s’assurer d’être stabilisé au moment de sa sortie. Nous discutons ensemble ce qui peut l’aider à se canaliser : Monsieur F s’est inventé une escorte en demandant que son oncle gendarme vienne chercher à la porte de la prison !

Je lui rappelle de mon côté que nous avons pris contact avec le Centre médico-psychologique proche de chez lui, où il a d’ores et déjà rendez-vous. Chose rare, Monsieur F aurait aimé avoir une obligation de soins, afin de faire pencher la balance de son ambiguïté du bon côté. Tel un oiseau en cage, il redoute la liberté retrouvée autant qu’il l’espère.

Monsieur F sort enfin sur une dernière boutade et la promesse de me donner de ses nouvelles. Quelques semaines passent avant qu’un coup de téléphone ne me parvienne. C’est le Centre médico-psychologique : a-t-on des nouvelles de Monsieur F ? Car il ne s’est jamais présenté…

Faire entendre ses voix

Lorsque je rencontre un ou une patiente pour la première fois , je lui demande toujours quand ont commencé ses problèmes. Que la réponse soit « depuis toujours » ou à une date bien précise, elle est toujours très intéressante. Cela va m’apprendre par exemple, outre la durée de l’évolution de la maladie, l’existence d’un éventuel facteur déclenchant, l’impact sur des périodes de scolarité… Et parfois cette question est le début d’un passionnant récit.

Madame O vient me voir car elle entend des voix. Elle entend des voix depuis l’âge de 10 ans et demi. Son père connaissait la même chose et dans leur village au Sénégal, il était communément admis qu’ils avaient la faculté d’entrer en contact les esprits. Ensemble, ils se rendaient en forêt pour y communiquer avec les entités dont c’était le refuge et recevoir leurs messages prémonitoires. Madame O se souvient aussi qu’on leur donnait des breuvages à base de plantes, tantôt pour les aider à mieux se souvenir des choses vues et entendues durant leur transes, tantôt pour leur permettre de trouver le sommeil lorsque les esprits venaient peupler leurs nuits de cauchemars.

Quand elle en a eu l’âge, Madame O a été mariée à un homme plus âgé. Un jour, elle a rencontré un jeune homme. Beau, sympa, venant de la capitale sur son scooter. D’un coup son mariage lui a semblé insupportable. Une histoire d’amour a débuté et Madame O a fui le domicile conjugal pour se réfugier chez son amant. Hélas, un contrat étant un contrat, son époux est venu réclamer son retour, ou bien un remboursement intégral de sa dot. La seconde option étant exclue, sa famille l’a à son tour incité à faire machine arrière, usant de fermeté puis de menace, jusqu’au jour où la maison où le jeune couple logeait a été incendiée. Comprenant qu’ils n’auraient pas de répit, Madame O et son amoureux décidèrent de fuir, et de fuir loin. Tant qu’à faire, tenter le rêve européen.

De sa traversée du désert, au sens propre comme au figuré, puis de la Méditerranée, elle ne me dit pas grand-chose, si ce n’est qu’elle était enceinte et s’est recommandée à Dieu. L’arrivée en France pourtant ne fut pas le paradis escompté, bien qu’elle y accouchât d’une petite fille en bonne santé.

Les voix se firent plus intenses, et surtout plus menaçantes. Madame O put retrouver, auprès de la communauté vivant en France, les plantes qu’il lui fallait mais rien n’y fit. Cette fois, selon Madame O, ce n’était plus les esprits de la forêt mais des diables, s’adressant à elle pour la dévaloriser et la rabrouer. Elle s’est alors tournée à nouveau vers la foi et a consulté les prêtres de sa nouvelle paroisse, en demande d’un exorcisme. Les hommes d’église ne furent pas convaincus et à sa grande surprise, lui suggérèrent d’aller voir un psychiatre.

S’ensuivit alors une recherche de plus en plus désespérée auprès de marabouts de toute sorte, dont Madame O dit elle même que bon nombre étaient des charlatans. Délestée de son argent à défaut de ses symptômes, elle finit tout de même par rencontrer la psychiatrie, lorsqu’on la retrouva errante et à moitié nue, commandée par des voix incessantes. Elle fut hospitalisée et au bout de quelques semaines, sortit avec un diagnostic et un traitement. « Là-bas je communiquais avec les esprits. Ici, je suis devenue malade ». Ce changement de paradigme ainsi résumé la laisse toujours perplexe, d’autant que le traitement médicamenteux ne lui apportât qu’un répit momentané. Bientôt, les esprits se manifestèrent à nouveau, ou pour le dire autrement, les hallucinations acoustico-verbales et visuelles revinrent de plus belle.

A ce stade, vous vous demandez probablement ce que j’en pense ? Si je crois à ces histoires d’esprit, bénéfiques là-bas, néfastes ici ? Ce n’est bien sûr pas mon modèle explicatif. J’ai appris la nosographie psychiatrique, qui est mon guide pour définir ce que je peux proposer aux patients.

Mais Madame O était-elle déjà malade dans son pays d’origine ? Rappelons que dans les classifications diagnostique actuellement utilisée, pour qu’il y ait maladie, outre des symptômes, il faut que ceux-ci entraînent une souffrance et un retentissement notables sur le fonctionnement de la personne. Pour le vulgariser, disons que si vous vous rongez les ongles de temps en temps, on ne considérera pas cela comme un trouble, seulement comme un symptôme anxieux isolé. Si vous le faites jusqu’au sang, que vous êtes obligé de mettre des moufles en été pour le cacher, c’est une autre histoire…

Or Madame O, d’après ce qu’elle en dit en tout cas, ne fonctionnait pas trop mal avant d’arriver en France, même s’il lui arrivait déjà de prendre des remèdes, dont il serait d’ailleurs intéressant de connaître les principes actifs.

La définition du handicap est elle aussi riche d’enseignements. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il s’agit des aspects négatifs de l’interaction entre un individu ayant un problème de santé et les facteurs contextuels dans lesquels il évolue (environnementaux et personnels). Cette notion d’interaction est intéressante car elle suppose que s’il y a des aspects négatifs dans l’interaction entre l’individu ayant un problème de santé et son contexte, il peut parfois en avoir des positifs. Ou en tout cas, il peut y avoir des éléments du contexte qui aident l’individu à surmonter ses problèmes, minimisent les conséquences, alors qu’il sera plus déstabilisé et en difficulté dans un autre contexte. On pourrait dire que Madame O, avait, avec les manifestations qui étaient les siennes et ce qu’on en faisait dans sa culture d’origine, un équilibre qui s’est rompu et que la psychiatrie ne l’a pour l’instant pas aidé à restaurer.

Quand l’équilibre s’est-il rompu ? Peut-on simplement l’imputer à la rencontre avec une culture occidentale où l’animisme n’a pas cours ? Pas si simple, Madame O a traversé bien d’autres épreuves qui ont pu s’avérer traumatiques. Le propos de cet article n’est pas non plus d’idéaliser quelque culture traditionnelle que ce soit, les personnes malades y subissant parfois des sorts bien moins enviables que celui de Madame O.

Comment persuader Madame O d’accepter mon aide, elle qui vient maintenant depuis deux mois me raconter son histoire et m’exposer ses tourments ? Elle me demande ce que j’en pense, puis au dernier moment, se détourne. Elle est toujours sceptique au sujet de mes propositions de prise en charge. Elle y perd un statut, elle y perd les croyances qui organisaient son monde et pour l’instant elle n’y a pas gagné grand-chose. Elle m’explique que les voix, aussi mauvaises soient-elles, n’ont pas cessé de lui annoncer l’avenir et de la prévenir des dangers. Y renoncer serait un pari risqué. Cela demande de la confiance et de l’espoir, deux choses qu’elle n’accorde plus à personne, si ce n’est à Dieu. Et même s’Il ne répond plus à ses prières, même si elle n’y comprend plus rien, tout cela doit avoir un sens pour Lui. Un destin, plutôt que le hasard de la naissance, de la maladie et de l’exode. Mes chances de la convaincre sont donc bien minces. Et peut-être n’est-ce pas cela que Madame O attend de moi ?

« Puisque vous me dites que cela nous dépasse tous, qu’est-ce que deux personnes, deux humains comme vous et moi, peuvent s’apporter ? » Elle lève brusquement la tête, me regarde comme si je venais enfin de comprendre quelque chose pour la première fois depuis le début de notre discussion. « De la reconnaissance ».

Je suis à la fois déçue et satisfaite. Je sais où nous en sommes, d’où nous partons. « De la reconnaissance » : c’est à la fois peu, mais c’est déjà beaucoup.

Plus bleu que le bleu

Quand Madame G entre dans le bureau, elle commence par s’excuser. D’être là, de me prendre mon temps, d’avoir besoin d’aide. C’est une petite femme frêle qui s’habille avec soin et discrétion, qui porte ses cheveux gris en un chignon désuet et qui me donne du « Madame » plus que nécessaire.

Mais quand elle relève la tête, il y a ses yeux qui s’imposent et qui disent qu’il y a plus à comprendre que cette apparente docilité. D’où viennent-ils, ces yeux d’un bleu glacier qui vous transperce et vous fait fondre à la fois ?Comment sont-ils arrivés là, au milieu de ces pommettes un peu hautes et de ce teint mat ?C’est que là où la plupart des gens viennent de quelque part, Madame G fait partie des voyageurs, ceux dont l’origine se perd dans le temps, l’espace et les fantasmes.

Elle n’est pas très vieille Madame G, une petite cinquantaine, mais elle est déjà grand-mère. « C’est comme ça chez nous» me dit-elle. Cette explication reviendra souvent, justifiant ce qu’elle-même ne trouve pas toujours justifiable. Madame G a été scolarisée, au moins jusqu’au baccalauréat me semble-t-il, et elle a son permis de conduire. Ce qui lui a permis d’avoir d’autres désirs, de se débrouiller mieux que les autres mais malheureusement pas de s’affranchir de certains carcans. Madame G s’est mariée et a eu ses enfants jeunes parce que « c’est comme ça chez nous », mais son union étant malheureuse, elle y a mis fin et a travaillé et élevé ses fils seule. Et il lui aura fallu du courage, car ça, « ça ne se fait pas » chez les gens du voyage.

On lui aurait reproché de vouloir être indépendante, ou peut-être encore davantage d’y parvenir. Menace pour cette communauté qui a vécu et survécu grâce à la solidarité et la loyauté indéfectible de ses membres ? Il n’était pas question de la laisser se dérober et elle devait prouver, parce qu’elle était plus libre et autonome que les autres, qu’elle restait fidèle à ces valeurs. Jusqu’à ce qu’elle s’y oublie, jusqu’à ce qu’elle s’y épuise. Elle n’allait pas bien depuis longtemps déjà, à force de devoir donner, de devoir payer, de rendre des services qu’elle ne pouvait refuser et pour lesquels elle n’était pas remerciée. Elle n’avait plus rien à elle, pas même le sentiment d’être aimée pour ce qu’elle était. Elle avait pensé à mourir mais finalement il y a eu ce geste malheureux.

Avait-elle pensé à se faire aider, à consulter ? « Ca ne se fait pas, chez nous ». Fataliste, on ne sait pas trop ce qu’elle regrette, si ce n’est cet acte délictueux. Quant à la prison, elle s’y sent finalement « plus libre que dehors ».

Au fil de nos entretiens, ses yeux parlent et disent tour à tour la tristesse, la crainte, l’humour et la sagesse d’une femme qui a beaucoup vécu, qui s’est beaucoup battue. A l’avenir, elle aimerait penser davantage à elle mais le lui pardonnera-t-on ? Et surtout, se l’autorisera-t-elle ?

Je ne sais pas si c’est vraiment « comme ça » chez les gens du voyage, c’était peut-être uniquement la réalité de Madame G. Mais si son histoire m’a touchée, c’est qu’elle reflète le dévouement auquel les femmes sont assignées et leurs aspirations, quelles que soient les communautés.

Il y a aussi dans ses yeux là quelque chose qui vient de loin et qui est universel.

De long en large : histoire de l’architecture carcérale

Pénétrer pour la première fois dans une prison, c’est pénétrer dans un lieu hors du commun. D’abord parce que rares sont les possibilités d’y entrer pour une simple visite. Ensuite, parce que nous prenons vite conscience que ces lieux ne sont pas pensés de la même façon que ceux que l’on fréquente habituellement. Et ce à travers des éléments très concrets : des portes que nous ne pouvons pas ouvrir, des sas qui nous ralentissent, des ouvertures qui ne donnent pas sur l’extérieur mais sur un autre mur…

L’architecture carcérale a ses spécificités et poursuit des objectifs éloignés de ceux qui président à la construction de nos bâtiments usuels. Comment cette spécificité s’est-elle construite à travers l’histoire ?  Que nous dit l’évolution architecturale de l’évolution conceptuelle de la détention ?

Pour répondre à ces questions, je vous propose une petite histoire de l’architecture carcérale, qui va nous emmener de la Révolution française à nos jours. Et vous allez le voir, les questionnements et difficultés au sujet de la prison ont traversé les siècles avec une étonnante vivacité…

La peine d’emprisonnement telle qu’elle commence à être pensée à la fin du XVIIIème siècle représente une rupture par rapport à l’Ancien Régime. Les lieux d’enfermement existants sont critiqués car regroupant des catégories hétéroclites de détenus, des mendiants aux criminels, dans une grande promiscuité. Ils représentent aussi l’arbitraire du pouvoir royal lorsqu’on y est enfermé sur lettre de cachet. Quant à leur mission, elle consiste simplement à enfermer, en vue de protéger la société ou pour y maintenir un prévenu dans l’attente d’un jugement ou d’une exécution de peine. La peine d’emprisonnement représente ainsi une évolution humaniste car elle se donne un objectif supplémentaire, l’amendement de l’esprit du délinquant, et se substitue aux châtiments corporels.

Les nouveaux inspecteurs généraux des prisons (Charles Lucas, Alexis de Tocqueville par exemple) cherchent à définir les règles et contours de la peine carcérale. Cela passe par une réflexion sur le meilleur modèle architectural, capable de permettre une bonne gestion des détenus mais aussi de favoriser leur correction. De nombreux ouvrages d’architecture sont publiés, les mérites des différentes réalisations étrangères sont comparés. Les débats se concentrent autour de 2 systèmes :

– le modèle pennsylvanien : un emprisonnement cellulaire individuel et continu comme dans la prison de Chery Hill à Philadelphie

– le modèle auburnien : un emprisonnement cellulaire individuel la nuit et commun le jour comme dans la prison d’Auburn dans l’Etat de New York.

C’est également à cette époque que Jeremy Bentham publie en Grande-Bretagne son « Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection et nommément des maisons de force » (1791). Bentham n’est pas architecte mais philosophe et s’il dessine les plans de la prison idéale c’est qu’il pense voir ainsi « la morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale ». Rien de moins.

La prison qu’il imagine est un bâtiment circulaire où sont logés les détenus dans des cellules individuelles avec au centre une tour de surveillance qui permet à un seul gardien de voir l’ensemble des détenus. Selon Bentham, « être constamment sous les yeux d’un inspecteur c’est perdre en effet la puissance de faire le mal, et presque la pensée de le vouloir. Ainsi le panoptique forge « la bonne conduite actuelle » et « la réformation future des prisonniers ». A cela s’ajoute une singularité : les prisonniers ne peuvent à aucun moment voir les gardiens si bien qu’ils ne savent jamais s’ils sont réellement observés ou pas. Ainsi la surveillance n’a pas besoin d’être effective pour être efficace.

Au milieu du XIXème siècle ont lieu les premiers congrès pénitentiaires internationaux. Une doctrine commune se dégage, celle de l’encellulement individuel, la Société générale des prisons rejetant tout modèle d’enfermement mixte impliquant des contacts entre détenus. En effet l’isolement est considéré comme le moyen de punir mais aussi de laisser le détenu face à sa conscience. Ainsi dans la chapelle, lieu de moralisation et de repentir par excellence, les détenus sont installés dans des stalles en bois individuelles pour entendre la messe sans distraction. A l’inverse, le contact est perçu comme une source d’augmentation de la criminalité, de sexualité déviante et de diffusion des germes et est fortement réprimée. L’exemple extrême est celui de la Belgique qui impose le port du capuchon aux détenus contre toute possibilité de reconnaissance et de communication entre eux hors de la cellule.

Cependant la théorisation de l’espace carcéral n’est que partielle. Les espaces extra-cellulaires tels que les espaces de circulation, de travail ou les bâtiments administratifs et techniques sont quasiment absents des textes.

Reste que les prisons départementales sont surpeuplées et ne permettent pas d’appliquer l’encellulement individuel, et on construit peu de nouveaux établissements, l’opinion publique étant hostile à la dépense. Il est intéressant de noter par exemple qu’aucune prison panoptique n’a été construit du vivant de Bentham et très peu après, les coûts s’avérant trop élevés et la viabilité mauvaise. Ce modèle doit en fait principalement sa renommée à Michel Foucault qui, en 1975 dans Surveiller et punir, en fait le modèle abstrait d’une société disciplinaire fondée sur le contrôle social.

Une des rares constructions ayant mis en pratique les idées de l’époque est la prison de la Petite Roquette à Paris, construite en 1825 par Louis-Hippolyte Lebas et destinée aux mineurs. Il dessine un plan rayonnant, répondant aux exigences de séparation et de surveillance des ailes assurée grâce à l’espace central. Cette exception va montrer deux choses : la première est que l’application du système cellulaire individuel à chaque détenu est déjà l’horizon hors d’atteinte des politiques pénitentiaires françaises et la seconde est qu’il peut s’avérer contre-productif. L’enfermement et l’isolement des petits détenus 22h par jour a évidemment des conséquences catastrophiques et l’opinion publique, portée par des voix comme celles de Victor Hugo, finit par s’en émouvoir. La Petite Roquette est alors consacrée aux femmes à partir des années 1930, puis détruite en 1974.

L’architecture-type actuelle reprend pour partie la norme de la séparation, notamment par rapport au milieu libre. Dans le carré du mur d’enceinte, l’organisation se fait selon la diagonale avec une entrée par un angle pour profiter des plus grandes distances. Puis un bâtiment assez massif pour l’administration et les services généraux fait barrière à la zone de détention proprement dite. Au-delà, des bâtiments de détention en forme de V enserrent des cours de promenade et terrains de sport. Il s’agit ici de contenir toute possibilité de débordement et de réduire les besoins humains de surveillance. Celle-ci étant assurée de de plus en plus à distance : vitres sans tain, caméras. Au sein des zones de détention elles-même, l’encellulement individuel reste un idéal, encore aujourd’hui rarement atteint, mais il a changé de statut : perdant son sens correctif et moral, il est réclamé au nom du respect des droits et de la dignité des personnes détenues. Comme au XIXème siècle, il existe toujours des craintes concernant une contagion de la délinquance, en témoignent les réflexions actuelles sur la radicalisation en détention ou sur les moyens de séparer les primo-délinquants des récidivistes. La promiscuité véhicule encore des fantasmes concernant la sexualité des détenus, et est malheureusement aussi source de réelles violences. Quant à l’aspect sanitaire, il reste préoccupant (transmission d’hépatites, cas de tuberculose ou plus récemment de Covid-19). Néanmoins les effets délétères de l’isolement sont aussi connus et la doctrine pénitentiaire promeut en parallèle la création d’espaces collectifs plus importants pour éviter de faire de l’incarcération un temps suspendu pauvre en activités et destructeurs de tout lien social et familial. La socialisation est aujourd’hui vue comme un vecteur de réhabilitation, à condition toutefois qu’elle soit contrôlée.

En travaillant sur ce panorama chronologique de l’architecture carcérale, j’ai été frappée par le fait que, pour progressistes et humanistes quelles soient, les réflexions sur la prison idéale sont restées et restent peu probantes, soit parce qu’elles ne sont pas appliquées faute d’un investissement suffisant, soit précisément parce qu’elles sont appliquées et conduisent dans les faits à des situations de maltraitance. La prison serait-elle, quoique l’on fasse, un enfer pavé de bonnes intentions ?

 

Bibliographie :

Quand la cellule devient la norme. Théories de l’architecture carcérale au XIXème siècle. Elsa Besson, Metropolitiques, 22/01/2018

La prison, une peine spatiale. Jean Berard, Metropolitiques, 23/04/2018.

Panoptique, article Wikipedia.

La querelle des Anciens et des Modernes

« C’était mieux avant … » Toujours circonspecte lorsque j’entends cette phrase, le doute s’est pourtant emparé de moi au fur et à mesure que j’entendais des patients détenus, mais aussi certains de mes collègues plus âgés me parler de l’ancienne prison de la ville. Exerçant depuis seulement quatre ans, je ne l’ai jamais connue puisqu’elle a été délaissée pour le nouvel établissement en 2010. Celui-ci faisait partie d’un groupe de trois constructions pénitentiaires commandées par l’État au groupe Bouygues dans le cadre d’un partenariat public-privé. Or là où le cabinet d’architecture se félicite d’avoir remplacé des bâtiments vétustes (et je ne doute pas qu’ils l’étaient) par de nouveaux locaux plus adaptés, le verdict parmi les usagers semble relativement unanime : « C’était mieux avant… »

Alors, simple nostalgie sans objet ? Eternelle querelle des Anciens et des Modernes ? Ou témoin d’une certaine évolution des prisons ?

Les patients avec lesquels j’ai échangé regrettent des contacts humains plus fréquents et plus simples, un sentiment de dépersonnalisation et d’insécurité moindre, des déplacements plus aisés, une meilleure « ambiance » malgré l’étrangeté que peut revêtir ce mot dans un contexte carcéral. Ceci pourrait s’expliquer par la taille de la nouvelle prison, bien plus conséquente, mais qui n’a pas pour autant mis un terme à la surpopulation carcérale.

Même son de cloche du côté des soignants de l’équipe, pour lesquels le déménagement confine au traumatisme. On déplore les bonjours lancés au hasard en direction de vitres sans teint, qui finissent par décourager les plus polis, le manque de lumière et de visibilité sur l’extérieur qui nous étiole comme des tournesols malheureux et qui fait de nos rares bureaux avec fenêtres un sujet de conflit, le manque de fluidité et les délais supplémentaires pour pouvoir recevoir des patients y compris dans l’urgence.

Les personnes détenues rapportent aussi l’éloignement de ce nouvel établissement, qui rend plus difficile l’accès pour leurs proches. En effet, là où il était possible de rejoindre l’ancienne prison à pied depuis la gare, il faut désormais aller jusqu’au terminus d’une ligne de bus qui vous emmène dans une zone commerciale et industrielle en périphérie de la ville.

Voilà des arguments qui semblent en contradiction avec les principes avancés pour soutenir la construction de nouveaux établissements pénitentiaires devant favoriser le respect de la dignité des personnes et leur réinsertion, tant par l’accroissement du nombre de places que par leur conception architecturale.

La prison dont je vous parle pourrait alors être un mauvais exemple isolé, un projet « raté ». N’ayant pas l’expérience d’autres structures, je me suis mise en quête d’informations. L’INCC (Institut National de Criminalistique et de Criminologie de Bruxelles) a réalisé un questionnaire évaluant la qualité de vie dans les différentes prisons belges et constate que les anciens établissements (comme Louvain Centrale, 1860) sont privilégiés tant par les personnes détenues que par les professionnels de terrain, contrairement aux prisons modernes (telles Ittre,2002 ou Hasselt, 2004). Les éléments architecturaux d’explication seraient les suivants : les anciens bâtiments présentent de grandes ouvertures en horizontalité comme en verticalité, de nombreux croisements, nœuds de circulation qui sont autant d’espaces de rencontre. A l’inverse, la prison moderne se caractérise par son cloisonnement, ses espaces segmentés et sa circularité qui interdit les croisements et les regroupements. Il y a davantage de possibilité d’appropriation de l’espace (au niveau de la cellule notamment) mais beaucoup plus de conflits et de jeux de conquête territoriale. Enfin, la sécurité y est assurée de façon passive, via les murs et autres dispositifs architecturaux, là où les anciens établissements tablent sur une sécurité « dynamique » basée sur une meilleure connaissance entre les individus.

Les impressions rapportées par les personnes détenues semblent donc trouver leur explication dans cet agencement différent de l’espace, qui produit son effet sur le psychisme des personnes qui ont à y vivre ou y travailler.

Enfin le géographe français Olivier Milhaud, dans son ouvrage Séparer et punir, confirme que la relégation spatiale des prisons, c’est à dire l’éloignement par rapport au tissu social, est une réalité, notamment en ce qui concerne les établissements pour peine. Ils sont très souvent excentrés par rapport aux réseaux de transport et aux masses démographiques françaises. Ainsi, dans les maisons centrales, seuls 6 % des personnes détenues sont dans leur département d’origine, contre 65 % des personnes détenues en maison d’arrêt. En effet, dans les programmes récents, c’est à dire depuis les années 80, les constructions sont prises dans des contraintes de coût et d’accessibilité difficiles à concilier. Ces tensions aboutissent à des compromis sous forme d’une implantation périphérique. S’il est difficile de conclure à un « rejet systématique des détenus dans un espace clairement tenu à l’écart », l’auteur affirme cependant que les prisons tendent à se voir confinées « dans les périphéries où toute ressource et tout prétexte à investissement public sont les bienvenus et à distance des habitations pour permettre une acceptation plus facile par la société locale ». En effet, les conflits engendrés par de tels projets sont fréquents : s’ils présentent un intérêt pour les territoires en crise économique ou démographique, ils sont souvent contestés par la population et les élus locaux.

Il est en tout cas un point sur lequel les nouvelles prisons vont rapidement rejoindre leurs ancêtres, mettant ainsi d’accord Anciens et Modernes, c’est la vétusté. L’hiver dernier, lors d’une période de pluies, je traversais le hall du service en slalomant entre les bassines en plastique recueillant l’eau gouttant du plafond. Quelques jours plus tard, une plaque de placo s’écroulait dans un de nos bureaux de consultation fort heureusement vide.

La prison de la Santé a quant à elle ré-ouvert en janvier 2019 après d’importants travaux de rénovation ayant coûté environ 800 millions d’euros. Aujourd’hui, les syndicats pénitenciers dénoncent des pannes et des fuites de canalisation récurrents. Aux Baumettes 2, un an à peine après l’ouverture, les dégâts étaient déjà nombreux : infiltrations d’eau ayant fait là aussi céder des faux plafonds et disjoncter le système électrique, chaudière inadaptée à l’infrastructure, mur du gymnase en carton-pâte éventré par un malheureux penalty…

Les partenariats public-privés sont pointés du doigt par la Cour des Comptes depuis 2017 pour ces nombreuses malfaçons, ainsi que pour leur coût finalement désavantageux pour l’État. Le rapport de la Cour des Comptes déplore une situation faussée dès le départ, avec des évaluations préalables qui étaient « favorables à la solution du contrat de partenariat », avec des référentiels de coûts « pas transparents » et des données chiffrées retenues « pas documentées. » Ces partenariats, mis en œuvre par l’administration pénitentiaire au début des années 2000, consistaient à sous-traiter au privé la construction et la gestion du bâti des prisons, l’État n’étant plus que le locataire. Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage – sont ainsi aujourd’hui propriétaires de 15 % de places en cellule (14 établissements sur 171), lesquelles mobilisent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, jusqu’en… 2036. Et la Cour des Comptes de s’inquiéter de la capacité du Ministère à mobiliser des ressources suffisantes au regard des besoins recensés et du plan d’encellulement individuel, toujours pas respecté.

Les enjeux fonciers et économiques dans un contexte de restriction budgétaire entraînent des partis-pris implicites : recours à des partenariats public-privés auxquels seuls quelques grands groupes sont en mesure de répondre, construction de prisons de plus en plus grande capacité pour des coûts de fonctionnements rationalisés… qui entravent largement et dès les premiers stades du projet les réflexions possibles sur la forme, l’intégration urbaine, le sens de la peine…

Ils conduisent in fine à des écarts considérables entre la volonté théorique (donner à la prison les moyens pour réinsérer) et la réalité du produit fini. Mais cette situation illustre également toute l’ambiguité de la peine de prison elle-même : désocialiser pour resocialiser.

Là encore, une très ancienne question… Dans un prochain article, je vous propose de nous pencher davantage sur l’histoire des prisons pour étudier leur évolution tant sur le plan conceptuel qu’architectural. Nous verrons ainsi comment, dès le XVIIIème siècle, les philosophes et architectes ont pensé de concert comment la prison pouvait atteindre son but social.

Bibliographie :

L’architecture carcérale, David Scheer et David Tieleman, Journée de réflexion « Des (nouvelles) prisons. Et après ? », ULB 15/03/2014

La prison, une peine spatiale, Jean Bernard, Metropolitiques, 23/04/2018

Séparer et punir, une géographie des prisons françaises, Olivier Milhaud, 2017

Prisons : La France ne construit plus en partenariat public/privé, Nicolas Jacquard, Le Parisien, 04/11/2018

Prison. La Cour des Comptes sévère sur les partenariats public-privé, Ouest France avec Reuters,

13/12/2017.

De l’ordinaire à l’extraordinaire

J’ai retrouvé un texte écrit il y a plusieurs mois de cela, dont la relecture a eu un écho particulier en cette période de nouveau confinement. Je m’y interrogeais sur ce qui manque le plus aux personnes détenues, et sur ce que cela pouvait nous apprendre à nous, qui jouissons habituellement de notre liberté et de tout un tas de  choses…

Certain.es s’offusquent que les personnes détenues puissent avoir une télévision (payante) en cellule, faire du sport ou d’autres activités, ou soient rémunérées pour leur travail. Cela rendrait la détention moins douloureuse, et par tant moins dissuasive selon les tenants de cette approche du sens de la peine. Cet article n’a pas pour objet d’émettre un avis sur ce que devrait être la peine, si elle doit ou non faire souffrir pour être efficace notamment, mais de réfléchir sur ce qui est réellement souffrance pour les personnes concernées.

S’agit-il du manque d’argent, de divertissements ou d’autres biens de consommation ? C’est souvent ce qui hors les murs nous fait courir, même si c’est à notre corps défendant. C’est aussi ce qui a pu motiver certains actes délictueux. Mais si un écran peut être une évasion momentanée, la réalité rattrape bien rapidement les fugitifs, au détour d’une pensée qui s’invite dans le vide laissé par les images hypnotiques et ne veut plus partir, d’un bruit de clés ou de pas qui les ramène brutalement entre leurs quatre murs. Quant à l’argent  de la cocaïne ou les cylindrées des go fast, dans le sommeil comme dans la vie, ces rêves se transforment rapidement en cauchemars.

Quand on est arrêté, quand on est enfermé, il semble bien que le manque ne se situe plus là. Et si les personnes détenues sont emprisonnées pour apprendre de leurs erreurs, écouter ce qui les fait souffrir pourrait bien nous faire réfléchir en retour.

Alors de quoi est-on réellement privé lorsqu’on est en prison ? De sa liberté avec un grand L répondrait évidemment l’Homme avec un grand H. Celui-là, qui est plus qu’un être de chair et de sentiments, qui incarne toutes les valeurs qui font sa grandeur et l’élèvent au-delà de la trivialité quotidienne, celui-là en effet n’imagine pas de pire privation que celle de sa Liberté, de sa toute-puissance.

Mais cet Homme-là est une idée. Ceux que je rencontre sont des hommes bien réels et ce réel les rend minuscules. Ils sont d’argile plus que d’airain. Même si l’épreuve du feu les a endurci, cela craque sous le vernis. Leur solitude et leurs peurs sont grandes mais leurs rêves sont tout petits.

L’Espoir, c’est retrouver un vrai lit. L’Amour c’est être deux dans le canapé sous le même plaid. Pour Monsieur G, c’est avoir passé vingt ans à éplucher les patates pour que sa femme cuisine le pot au feu. C’est la machine à coudre d’occasion qu’il lui avait offerte à son anniversaire. Il ne lui faisait pas souvent de cadeaux mais là il était sûr de son coup. Ah s’il avait su, il y aurait eu plus souvent des fleurs ! Les regrets sont dérisoires mais la tristesse est infinie. L’Absence c’est quand un parloir se termine alors qu’on n’a pas pu tout dire, c’est la photo écornée d’un gamin qui grandit au loin. L’Angoisse c’est quand le courrier n’arrive plus. Et la Dignité, même la dignité, ce n’est pas grand-chose. Pour Monsieur V, c’est ne pas mettre la clémentine avec le chili con carne dans la gamelle parce qu’ « on n’est pas des chiens ». C’est se retenir de chialer tant que les co-détenus ne sont pas partis en promenade.

Quand ils me racontent leurs permissions, ils me décrivent le goût du vrai café, le plaisir de marcher plus de vingt mètres dans la même direction, de laisser ses yeux glisser jusqu’à l’horizon. Ils saisissent l’instant là où parfois nous le laissons filer, inconscients du trésor perdu. Parce qu’ils en ont perdu l’habitude, ils ils peuvent tout redécouvrir. Avec un regard neuf, ils peuvent voir l’extraordinaire, celui qui n’est pas dans les grands mots mais dans les toutes petites choses.

Depuis que je les connais, une fois la journée finie, lorsque la lourde porte se referme derrière moi, je sens le soleil, l’air frais ou la pluie.

A un jeune homme

C’est un matin. J’arrive dans le service d’un pas léger, car je suis, pour une fois et par la grâce du trafic routier, en avance. Cela pourrait être une journée qui commence bien. J’avance dans le couloir en saluant les uns et les autres par les portes entrebaillées, jusqu’à ce que je croise notre cadre de santé qui m’arrête.

« Es-tu le médecin référent de Monsieur B ? » J’acquiesce. Est-ce un pressentiment ou son regard qui s’attriste ? Est-ce ce que je lis de compassion sur son visage ? Ou simplement l’inquiétude que j’ai toujours eu pour ce jeune homme fragile ? Je sais que les nouvelles ne sont pas bonnes. Les mots coulent comme l’eau froide le long de mon dos : « Cette nuit…retrouvé par les surveillants…SAMU… réanimation… décédé à l’hôpital »

Nous nous mettons d’accord sur la façon d’en informer l’équipe, je dis ce qu’il faut dire mais j’ai envie d’être seule. Dans l’office où je comptais prendre un café avant ma réunion de 8h30, une question me torture: qu’est-ce que j’ai manqué ? Y a-t-il des signes que je n’ai pas vu ? Je déroule le fil de nos derniers entretiens en quête d’indices. Aurais-je pu savoir que c’était pour cette nuit ? Ai- je bien évalué les facteurs de risque, l’urgence, la dangerosité, comme on me l’a appris à la fac ?

Je savais que Monsieur B luttait contre des moments d’angoisse terribles depuis le début de son incarcération. Ces dernières semaines, il avait dialectisé cela et me parlait d’un choix à faire : allait-il se remobiliser et vivre pour défendre sa vérité, ou abandonner le combat et se supprimer ? Sa vérité, pour étrange qu’elle puisse paraître, était à la fois ce qui lui permettait de supporter l’insupportable des faits et ce qui, parce qu’elle n’était pas reconnue, le torturait.  Il y avait un danger bien sûr dans cette nouvelle position, mais aussi un espoir de mouvement qui pouvait, je l’espérais, l’arracher enfin aux limbes. En attendant que s’impose à lui l’impossible décision, il ne se départissait ni de son vieux pull en laine ni de son sourire poli. Avec sa présence flottante, il semblait n’être jamais tout à fait là.

Il échangeait volontiers avec moi et m’écoutait attentivement mais il devait d’abord « choisir » me disait-il, « une bonne fois pour toutes », quand je lui proposais de faire le pari de la vie, le seul qu’on puisse faire plusieurs fois. Mais à ce choix qu’il se plaignait de ne pas réussir à faire, je n’étais pas conviée. Quant à la date et l’heure, il ne m’en a évidemment rien dit. Je regrette autant que je maudis ce temps où les ouvrages de psychiatrie rendaient la réalité si simple.

Je réalise que ce n’est pas seulement mon patient qui est mort, mais avant tout un jeune homme. Un jeune homme avec ses souvenirs, ses goûts et ses secrets… Ce qui a été mon échec fut peut-être sa liberté. J’ai su par la suite qu’à sa sœur il en avait dit davantage, peut-être parce qu’elle avait déjà accepté qu’il ne puisse plus vivre. Si je dois verser quelques larmes, ce n’est pas sur mon impuissance mais plutôt sur cette vie interrompue. J’en connais quelques bribes, qu’il m’a livrées au cours de cette année d’entretiens quasi hebdomadaires. Voilà ma légitimité à être émue.

J’arriverai à ma réunion en retard et les yeux rougis, tant pis. Une fois que la mort est là, nous sommes nus et sans blouse.

Vivre n’est pas ne pas mourir. Le suicide en prison

Lorsqu’on parle de suicide, on énumère souvent des chiffres et cet article, dans une certaine mesure, ne dérogera pas à la règle. S’ils ont l’avantage de permettre une approche rationnelle d’un phénomène, des comparaisons, des statistiques, gardons en tête que ces chiffres ne sont pas abstraits. Derrière eux se cachent des réalités, en l’occurrence des vies humaines.

Le taux de suicide en détention est environ sept fois plus élevé qu’en liberté. Sur la période 2005-2010, il atteignait 18,5%oo ( 18,5 pour 10 000), alors que dans la population générale, il était de 2,7%oo chez les hommes de 15 à 59 ans, ce groupe étant pris comme référence car plus proche de la structure par sexe et âge de la population carcérale.

Il y a donc là une différence considérable qui interroge sur ses causes. Pourquoi se suicide-t-on davantage en prison ? Question fondamentale si l’on veut pouvoir mettre en place des actions de prévention efficace.

Géraldine Duthé (Institut national d’études démographiques), Angélique Hazard et Annie Kensey (Direction de l’administration pénitentiaire) ont mené une étude portant sur 377 suicides survenus entre le 1er janvier 2006 et le 15 juillet 2009 et ont identifié certaines facteurs favorisants :

– la détention provisoire : Le risque de suicide est deux fois plus élevé pour les personnes en détention provisoire, c’est à dire les personnes en attente de leur jugement. Elles sont particulièrement confrontées au choc de l’incarcération et à l’incertitude sur leur sort, cette période pouvant durer plusieurs années.

– le placement en quartier disciplinaire : Les périodes de placement en cellule disciplinaire se caractérisent par un risque considérablement accru de suicide, 15 fois supérieur à celui observé en cellule ordinaire. Même si ce placement est généralement d’une durée très courte (moins de 1 % du temps total observé en détention), il engendre une très forte vulnérabilité liée à l’isolement.

– la perte du lien social : Le risque de suicide est plus élevé chez un détenu qui n’a reçu aucune visite récente (2,5 fois plus élevé que chez ceux ayant reçu au moins une visite d’un proche)

– la gravité des faits reprochés : le taux de suicide est plus élevé parmi les personnes écrouées à la suite d’un meurtre (48%oo), d’un viol (27%oo) ou d’une autre agression sexuelle (24%oo). Outre la lourdeur de la peine encourue ou prononcée, le remords ou encore, dans le cas de crimes fortement réprouvés par les autres détenus, l’ostracisme au sein de la prison contribuent à expliquer ce risque accru.

– les hospitalisations et les problèmes de santé mentale : le risque de suicide est plus élevé chez les personnes ayant été hospitalisées que chez les autres (1,7 contre 1). Dans les données exploitées, les motifs d’hospitalisations n’étaient pas disponibles mais il est possible qu’une partie d’entre elles soient liées à des problèmes de santé mentale.

Bien qu’en effet les données sur les problèmes de santé mentale soient très limitées dans cette étude, il est probable que l’existence d’un trouble psychiatrique soit associé à un risque plus grand de suicide en détention, comme il l’est d’ailleurs à l’extérieur. Selon l’INSERM, en milieu libre, un trouble psychique est associé à 90 % des suicides. Le lien entre dépression, surtout si elle est non traitée, et suicide est établi avec un risque relatif de 4 à 5 (une personne souffrant de dépression a 4 à 5 fois plus de risque de mourir par suicide qu’une personne non dépressive). Ainsi, le taux de suicide élevé en prison pourrait s’expliquer tout simplement par une plus grande prévalence des pathologies psychiatriques par rapport à la population générale. Il y a plus de personnes souffrant de troubles psychiatriques en prison, les personnes souffrant de troubles psychiatriques se suicident davantage donc il y a plus de suicides en prison qu’à l’extérieur. Syllogisme qui ne doit pas nous empêcher d’aller plus loin…

En milieu libre, les pathologies psychiatriques sont le facteur de risque numéro un (on parle de facteurs de risque primaire) et les facteurs environnementaux sont des facteurs de risque secondaires, avec une valeur prédictive moindre, bien qu’évidemment plusieurs facteurs puissent s’associer. Or, ce qui interpelle dans l’étude effectuée par Duthé, Hazard et Kensey, c’est que la pathologie psychiatrique n’est pas le facteur qui fait augmenter le plus le risque de suicide.

Ainsi l’arrivée en détention, l’isolement, le regret et la culpabilité peuvent engendrer une souffrance et une crise psychique telles qu’on en meurt, même sans vulnérabilité ou pathologie sous-jacente. Combien de personnes nous disent d’ailleurs, qu’elles n’ont jamais, au grand jamais, eu d’idées suicidaires avant d’être incarcérées !

Face à ce fléau, le Ministère de la Justice a réagi en juin 2009 en déployant un plan national de prévention et de lutte contre le suicide en prison. Des mesures spécifiques concernant les détenus en crise suicidaire (placement dans des cellules dites « de protection d’urgence », avec dotation de pyjamas déchirables et de couvertures indéchirables), multiplication des rondes de nuit pour les personnes considérées à risque, mise en place de « codétenus de soutien » ou encore lutte contre le sentiment d’isolement au quartier disciplinaire ont notamment été institués dans de nombreux établissements.

Ce plan d’actions a eu des effets notables : le taux de mortalité par suicide en détention a baissé de  4 points (de 18,4 à 14,3%oo) de 2009 à 2017, et de 3 points entre 2016 et 2017 (passant de 17,3 en 2016 à 14,3%oo en 2017).Malheureusement, il est remonté à nouveau à 16 %oo en 2018. La France reste toujours à la traîne parmi ses voisins européens, tandis que des critiques s’élèvent concernant les mesures de prévention mises en place, des remèdes qui peuvent s’avérer pire que le mal.

Adeline Hazan, l’actuelle Contrôleure général des lieux de privation de liberté (CGLP), les a d’ailleurs dénoncé : «Il y a un effet pervers intrinsèque à la surveillance de nuit, par exemple, qui veut que l’on réveille quatre à cinq fois par nuit ces hommes. » Mesure délétère donc tant les effets néfastes de la privation de sommeil sont bien connus, mais aussi peu efficace car des rondes, même rapprochées de 2 heures, laissent toujours amplement le temps aux malheureux de se pendre. Quant aux cellules de protection d’urgence, dites C-Pro-U, «on ne peut pas décemment laisser une personne plus de quarante-huit heures dans ces cellules sinon il deviendrait fou! » s’indigne Bruno Lucchini, membre du syndicat CGT-Pénitentiaires. Et que dire des pyjamas en papier qui se déchirent au moindre mouvement, dont les personnes qui ont été amenées à en porter disent souvent qu’elles l’ont vécu comme une humiliation et une déshumanisation supplémentaires.

Cette prévention finalement, vise à contraindre la personne à ne pas passer à l’acte plutôt qu’à faire en sorte qu’elle ait à nouveau envie de vivre. Comme le souligne Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014, « la pénitentiaire pèche par défaut en ne s’interrogeant pas sur les causes du suicide en détention. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas pourquoi les gens se suicident, mais comment, dans le but d’empêcher l’acte.» « On est, sur cette question en particulier, face à un grand paradoxe de la pénitentiaire : d’un côté, il n’y a pas de dossier mieux documenté que le suicide en détention – les morts sont recensées, analysées, si bien que l’on connaît les lieux, les jours ou encore les catégories d’infracteurs les plus à risques, etc. Et en même temps, l’institution fait preuve d’une grande inaptitude à interroger le pourquoi du passage à l’acte. On est devant une espèce de constat de faillite : en éludant la question, la pénitentiaire se condamne elle-même à une certaine forme d’impuissance. C’est aussi une sorte de refus de lucidité. »

Comme le souligne Philippe Carrière, psychiatre ayant participé au premier groupe de travail mixte Santé/Justice sur la prévention du suicide, « on fait une tentative de suicide quand on a perdu ce fil qui nous relie à la vie et à la société.  Il ne faut pas perdre de vue que c’est le contact humain qui permet d’éviter le suicide. Et c’est donc l’abandon du contact humain qui pousse au suicide. » Les témoignages des personnes ayant fait l’expérience du quartier disciplinaire sont à cet égard éloquents : beaucoup décrivent la sensation insupportable d’être enfermé dans un tombeau, et malgré qu’ils connaissent la durée de leur séjour, le sentiment d’avoir été jeté là pour y être oublié et y mourir.

Voilà qui trace des pistes pour une prévention du suicide plus digne, plus humaine, et surtout… plus efficace.

D’une solitude l’autre

En ce moment, certains découvrent la solitude, d’autres la promiscuité. Certains aimeraient rejoindre un proche absent et d’autres rêvent peut-être déjà de prendre le large. Il y a ceux qui ont envie de parler et ceux qui ont besoin de silence. Il y en a qui s’occupent et d’autres qui tournent en rond.

Voilà qui me rappelle un univers que je connais bien…

En maison d’arrêt, les détenus passent 22h par jour en cellule, partageant ce temps et cet espace avec un voire deux inconnus. Cette cohabitation forcée est diversement appréciée.

Ainsi Monsieur B et son  co-cellulaire se sont trouvés des points communs. Les heures défilent grâce à leurs discussions et les silences ne sont pas pesants. ils se soutiennent tant sur le plan moral que matériel, se fournissent mutuellement café et cigarettes et se mettent à peu près d’accord sur le programme télé. A deux, ils se cotisent pour le frigo.

Mais cette routine est un sursis et peut prendre fin à tout moment, au gré des remises en liberté et des nouvelles incarcérations, dans une kafkaïenne gestion de la surpopulation carcérale. Un beau matin, un surveillant ouvre la porte et annonce un changement de cellule auquel il faut bien se plier.

Monsieur B doit ramasser ses fringues, faire son paquetage comme on dit, surtout ne pas oublier ses clopes.

Dans la nouvelle cellule, le dernier venu n’est pas accueilli à bras ouverts. Les deux occupants parlent entre eux une langue étrangère et lui désignent le matelas par terre. Il lui reste le choix de décider s’il posera sa tête du côté des pieds de son compagnon ou du côté des chiottes. Il aura le temps de changer d’avis car la nuit il ne dort pas, les deux autres refusent d’éteindre la télé avant 3 ou 4 heures du matin. Il se sent si seul à côté de ceux avec qui il ne partage rien que parfois, il se demande s’il existe encore.

Dans un sursaut d’identité, un jour après la promenade, il refuse de réintégrer sa cellule. C’est le mitard pour cinq jours mais ensuite Monsieur B obtient une nouvelle affectation.

Son nouveau « co » est un petit jeune au teint pâle qui le regarde d’un air inquiet. Une fois rassuré, en revanche, il est intarissable : sa mère, sa copine qui ne vient plus au parloir, son procès qui approche, il a déjà fait des conneries mais là ce sont les assises tout de même… Il déverse ses inquiétudes et Monsieur B se sent submergé. Ce flot de paroles l’envahit, il ne s’entend plus penser. Le petit jeune ne sort plus en promenade depuis qu’il s’y est fait bousculer. Il est là tout le temps. Monsieur B aimerait se retrouver mais c’est impossible avec cet autre qui s’interpose sans cesse entre lui et lui-même. Il est penché par-dessus son épaule quand Monsieur B essaie d’écrire à sa femme. Il se réveille la nuit quand Monsieur B espérait avoir un instant de répit pour chialer un bon coup. Il lui demande si ça va et Monsieur B trouve ça insupportable.

Monsieur B en parle à son premier et regretté compagnon lorsqu’il en a l’occasion furtive. Depuis que son procès a eu lieu, celui-ci est seul dans une cellule du centre de détention. Il ne supporte pas. Ou plutôt, seul avec lui-même, il s’insupporte. Il aimerait qu’on le distrait de ses pensées et de ses regrets, ces voisins sans gêne qui s’invitent et qu’il ne peut mettre à la porte.

Toujours seul, jamais seul ? Cette humaine condition nous accompagne, de cellule en cellule, dans l’isolement comme dans la multitude.