Faire entendre ses voix

Lorsque je rencontre un ou une patiente pour la première fois , je lui demande toujours quand ont commencé ses problèmes. Que la réponse soit « depuis toujours » ou à une date bien précise, elle est toujours très intéressante. Cela va m’apprendre par exemple, outre la durée de l’évolution de la maladie, l’existence d’un éventuel facteur déclenchant, l’impact sur des périodes de scolarité… Et parfois cette question est le début d’un passionnant récit.

Madame O vient me voir car elle entend des voix. Elle entend des voix depuis l’âge de 10 ans et demi. Son père connaissait la même chose et dans leur village au Sénégal, il était communément admis qu’ils avaient la faculté d’entrer en contact les esprits. Ensemble, ils se rendaient en forêt pour y communiquer avec les entités dont c’était le refuge et recevoir leurs messages prémonitoires. Madame O se souvient aussi qu’on leur donnait des breuvages à base de plantes, tantôt pour les aider à mieux se souvenir des choses vues et entendues durant leur transes, tantôt pour leur permettre de trouver le sommeil lorsque les esprits venaient peupler leurs nuits de cauchemars.

Quand elle en a eu l’âge, Madame O a été mariée à un homme plus âgé. Un jour, elle a rencontré un jeune homme. Beau, sympa, venant de la capitale sur son scooter. D’un coup son mariage lui a semblé insupportable. Une histoire d’amour a débuté et Madame O a fui le domicile conjugal pour se réfugier chez son amant. Hélas, un contrat étant un contrat, son époux est venu réclamer son retour, ou bien un remboursement intégral de sa dot. La seconde option étant exclue, sa famille l’a à son tour incité à faire machine arrière, usant de fermeté puis de menace, jusqu’au jour où la maison où le jeune couple logeait a été incendiée. Comprenant qu’ils n’auraient pas de répit, Madame O et son amoureux décidèrent de fuir, et de fuir loin. Tant qu’à faire, tenter le rêve européen.

De sa traversée du désert, au sens propre comme au figuré, puis de la Méditerranée, elle ne me dit pas grand-chose, si ce n’est qu’elle était enceinte et s’est recommandée à Dieu. L’arrivée en France pourtant ne fut pas le paradis escompté, bien qu’elle y accouchât d’une petite fille en bonne santé.

Les voix se firent plus intenses, et surtout plus menaçantes. Madame O put retrouver, auprès de la communauté vivant en France, les plantes qu’il lui fallait mais rien n’y fit. Cette fois, selon Madame O, ce n’était plus les esprits de la forêt mais des diables, s’adressant à elle pour la dévaloriser et la rabrouer. Elle s’est alors tournée à nouveau vers la foi et a consulté les prêtres de sa nouvelle paroisse, en demande d’un exorcisme. Les hommes d’église ne furent pas convaincus et à sa grande surprise, lui suggérèrent d’aller voir un psychiatre.

S’ensuivit alors une recherche de plus en plus désespérée auprès de marabouts de toute sorte, dont Madame O dit elle même que bon nombre étaient des charlatans. Délestée de son argent à défaut de ses symptômes, elle finit tout de même par rencontrer la psychiatrie, lorsqu’on la retrouva errante et à moitié nue, commandée par des voix incessantes. Elle fut hospitalisée et au bout de quelques semaines, sortit avec un diagnostic et un traitement. « Là-bas je communiquais avec les esprits. Ici, je suis devenue malade ». Ce changement de paradigme ainsi résumé la laisse toujours perplexe, d’autant que le traitement médicamenteux ne lui apportât qu’un répit momentané. Bientôt, les esprits se manifestèrent à nouveau, ou pour le dire autrement, les hallucinations acoustico-verbales et visuelles revinrent de plus belle.

A ce stade, vous vous demandez probablement ce que j’en pense ? Si je crois à ces histoires d’esprit, bénéfiques là-bas, néfastes ici ? Ce n’est bien sûr pas mon modèle explicatif. J’ai appris la nosographie psychiatrique, qui est mon guide pour définir ce que je peux proposer aux patients.

Mais Madame O était-elle déjà malade dans son pays d’origine ? Rappelons que dans les classifications diagnostique actuellement utilisée, pour qu’il y ait maladie, outre des symptômes, il faut que ceux-ci entraînent une souffrance et un retentissement notables sur le fonctionnement de la personne. Pour le vulgariser, disons que si vous vous rongez les ongles de temps en temps, on ne considérera pas cela comme un trouble, seulement comme un symptôme anxieux isolé. Si vous le faites jusqu’au sang, que vous êtes obligé de mettre des moufles en été pour le cacher, c’est une autre histoire…

Or Madame O, d’après ce qu’elle en dit en tout cas, ne fonctionnait pas trop mal avant d’arriver en France, même s’il lui arrivait déjà de prendre des remèdes, dont il serait d’ailleurs intéressant de connaître les principes actifs.

La définition du handicap est elle aussi riche d’enseignements. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il s’agit des aspects négatifs de l’interaction entre un individu ayant un problème de santé et les facteurs contextuels dans lesquels il évolue (environnementaux et personnels). Cette notion d’interaction est intéressante car elle suppose que s’il y a des aspects négatifs dans l’interaction entre l’individu ayant un problème de santé et son contexte, il peut parfois en avoir des positifs. Ou en tout cas, il peut y avoir des éléments du contexte qui aident l’individu à surmonter ses problèmes, minimisent les conséquences, alors qu’il sera plus déstabilisé et en difficulté dans un autre contexte. On pourrait dire que Madame O, avait, avec les manifestations qui étaient les siennes et ce qu’on en faisait dans sa culture d’origine, un équilibre qui s’est rompu et que la psychiatrie ne l’a pour l’instant pas aidé à restaurer.

Quand l’équilibre s’est-il rompu ? Peut-on simplement l’imputer à la rencontre avec une culture occidentale où l’animisme n’a pas cours ? Pas si simple, Madame O a traversé bien d’autres épreuves qui ont pu s’avérer traumatiques. Le propos de cet article n’est pas non plus d’idéaliser quelque culture traditionnelle que ce soit, les personnes malades y subissant parfois des sorts bien moins enviables que celui de Madame O.

Comment persuader Madame O d’accepter mon aide, elle qui vient maintenant depuis deux mois me raconter son histoire et m’exposer ses tourments ? Elle me demande ce que j’en pense, puis au dernier moment, se détourne. Elle est toujours sceptique au sujet de mes propositions de prise en charge. Elle y perd un statut, elle y perd les croyances qui organisaient son monde et pour l’instant elle n’y a pas gagné grand-chose. Elle m’explique que les voix, aussi mauvaises soient-elles, n’ont pas cessé de lui annoncer l’avenir et de la prévenir des dangers. Y renoncer serait un pari risqué. Cela demande de la confiance et de l’espoir, deux choses qu’elle n’accorde plus à personne, si ce n’est à Dieu. Et même s’Il ne répond plus à ses prières, même si elle n’y comprend plus rien, tout cela doit avoir un sens pour Lui. Un destin, plutôt que le hasard de la naissance, de la maladie et de l’exode. Mes chances de la convaincre sont donc bien minces. Et peut-être n’est-ce pas cela que Madame O attend de moi ?

« Puisque vous me dites que cela nous dépasse tous, qu’est-ce que deux personnes, deux humains comme vous et moi, peuvent s’apporter ? » Elle lève brusquement la tête, me regarde comme si je venais enfin de comprendre quelque chose pour la première fois depuis le début de notre discussion. « De la reconnaissance ».

Je suis à la fois déçue et satisfaite. Je sais où nous en sommes, d’où nous partons. « De la reconnaissance » : c’est à la fois peu, mais c’est déjà beaucoup.