De long en large : histoire de l’architecture carcérale

Pénétrer pour la première fois dans une prison, c’est pénétrer dans un lieu hors du commun. D’abord parce que rares sont les possibilités d’y entrer pour une simple visite. Ensuite, parce que nous prenons vite conscience que ces lieux ne sont pas pensés de la même façon que ceux que l’on fréquente habituellement. Et ce à travers des éléments très concrets : des portes que nous ne pouvons pas ouvrir, des sas qui nous ralentissent, des ouvertures qui ne donnent pas sur l’extérieur mais sur un autre mur…

L’architecture carcérale a ses spécificités et poursuit des objectifs éloignés de ceux qui président à la construction de nos bâtiments usuels. Comment cette spécificité s’est-elle construite à travers l’histoire ?  Que nous dit l’évolution architecturale de l’évolution conceptuelle de la détention ?

Pour répondre à ces questions, je vous propose une petite histoire de l’architecture carcérale, qui va nous emmener de la Révolution française à nos jours. Et vous allez le voir, les questionnements et difficultés au sujet de la prison ont traversé les siècles avec une étonnante vivacité…

La peine d’emprisonnement telle qu’elle commence à être pensée à la fin du XVIIIème siècle représente une rupture par rapport à l’Ancien Régime. Les lieux d’enfermement existants sont critiqués car regroupant des catégories hétéroclites de détenus, des mendiants aux criminels, dans une grande promiscuité. Ils représentent aussi l’arbitraire du pouvoir royal lorsqu’on y est enfermé sur lettre de cachet. Quant à leur mission, elle consiste simplement à enfermer, en vue de protéger la société ou pour y maintenir un prévenu dans l’attente d’un jugement ou d’une exécution de peine. La peine d’emprisonnement représente ainsi une évolution humaniste car elle se donne un objectif supplémentaire, l’amendement de l’esprit du délinquant, et se substitue aux châtiments corporels.

Les nouveaux inspecteurs généraux des prisons (Charles Lucas, Alexis de Tocqueville par exemple) cherchent à définir les règles et contours de la peine carcérale. Cela passe par une réflexion sur le meilleur modèle architectural, capable de permettre une bonne gestion des détenus mais aussi de favoriser leur correction. De nombreux ouvrages d’architecture sont publiés, les mérites des différentes réalisations étrangères sont comparés. Les débats se concentrent autour de 2 systèmes :

– le modèle pennsylvanien : un emprisonnement cellulaire individuel et continu comme dans la prison de Chery Hill à Philadelphie

– le modèle auburnien : un emprisonnement cellulaire individuel la nuit et commun le jour comme dans la prison d’Auburn dans l’Etat de New York.

C’est également à cette époque que Jeremy Bentham publie en Grande-Bretagne son « Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection et nommément des maisons de force » (1791). Bentham n’est pas architecte mais philosophe et s’il dessine les plans de la prison idéale c’est qu’il pense voir ainsi « la morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale ». Rien de moins.

La prison qu’il imagine est un bâtiment circulaire où sont logés les détenus dans des cellules individuelles avec au centre une tour de surveillance qui permet à un seul gardien de voir l’ensemble des détenus. Selon Bentham, « être constamment sous les yeux d’un inspecteur c’est perdre en effet la puissance de faire le mal, et presque la pensée de le vouloir. Ainsi le panoptique forge « la bonne conduite actuelle » et « la réformation future des prisonniers ». A cela s’ajoute une singularité : les prisonniers ne peuvent à aucun moment voir les gardiens si bien qu’ils ne savent jamais s’ils sont réellement observés ou pas. Ainsi la surveillance n’a pas besoin d’être effective pour être efficace.

Au milieu du XIXème siècle ont lieu les premiers congrès pénitentiaires internationaux. Une doctrine commune se dégage, celle de l’encellulement individuel, la Société générale des prisons rejetant tout modèle d’enfermement mixte impliquant des contacts entre détenus. En effet l’isolement est considéré comme le moyen de punir mais aussi de laisser le détenu face à sa conscience. Ainsi dans la chapelle, lieu de moralisation et de repentir par excellence, les détenus sont installés dans des stalles en bois individuelles pour entendre la messe sans distraction. A l’inverse, le contact est perçu comme une source d’augmentation de la criminalité, de sexualité déviante et de diffusion des germes et est fortement réprimée. L’exemple extrême est celui de la Belgique qui impose le port du capuchon aux détenus contre toute possibilité de reconnaissance et de communication entre eux hors de la cellule.

Cependant la théorisation de l’espace carcéral n’est que partielle. Les espaces extra-cellulaires tels que les espaces de circulation, de travail ou les bâtiments administratifs et techniques sont quasiment absents des textes.

Reste que les prisons départementales sont surpeuplées et ne permettent pas d’appliquer l’encellulement individuel, et on construit peu de nouveaux établissements, l’opinion publique étant hostile à la dépense. Il est intéressant de noter par exemple qu’aucune prison panoptique n’a été construit du vivant de Bentham et très peu après, les coûts s’avérant trop élevés et la viabilité mauvaise. Ce modèle doit en fait principalement sa renommée à Michel Foucault qui, en 1975 dans Surveiller et punir, en fait le modèle abstrait d’une société disciplinaire fondée sur le contrôle social.

Une des rares constructions ayant mis en pratique les idées de l’époque est la prison de la Petite Roquette à Paris, construite en 1825 par Louis-Hippolyte Lebas et destinée aux mineurs. Il dessine un plan rayonnant, répondant aux exigences de séparation et de surveillance des ailes assurée grâce à l’espace central. Cette exception va montrer deux choses : la première est que l’application du système cellulaire individuel à chaque détenu est déjà l’horizon hors d’atteinte des politiques pénitentiaires françaises et la seconde est qu’il peut s’avérer contre-productif. L’enfermement et l’isolement des petits détenus 22h par jour a évidemment des conséquences catastrophiques et l’opinion publique, portée par des voix comme celles de Victor Hugo, finit par s’en émouvoir. La Petite Roquette est alors consacrée aux femmes à partir des années 1930, puis détruite en 1974.

L’architecture-type actuelle reprend pour partie la norme de la séparation, notamment par rapport au milieu libre. Dans le carré du mur d’enceinte, l’organisation se fait selon la diagonale avec une entrée par un angle pour profiter des plus grandes distances. Puis un bâtiment assez massif pour l’administration et les services généraux fait barrière à la zone de détention proprement dite. Au-delà, des bâtiments de détention en forme de V enserrent des cours de promenade et terrains de sport. Il s’agit ici de contenir toute possibilité de débordement et de réduire les besoins humains de surveillance. Celle-ci étant assurée de de plus en plus à distance : vitres sans tain, caméras. Au sein des zones de détention elles-même, l’encellulement individuel reste un idéal, encore aujourd’hui rarement atteint, mais il a changé de statut : perdant son sens correctif et moral, il est réclamé au nom du respect des droits et de la dignité des personnes détenues. Comme au XIXème siècle, il existe toujours des craintes concernant une contagion de la délinquance, en témoignent les réflexions actuelles sur la radicalisation en détention ou sur les moyens de séparer les primo-délinquants des récidivistes. La promiscuité véhicule encore des fantasmes concernant la sexualité des détenus, et est malheureusement aussi source de réelles violences. Quant à l’aspect sanitaire, il reste préoccupant (transmission d’hépatites, cas de tuberculose ou plus récemment de Covid-19). Néanmoins les effets délétères de l’isolement sont aussi connus et la doctrine pénitentiaire promeut en parallèle la création d’espaces collectifs plus importants pour éviter de faire de l’incarcération un temps suspendu pauvre en activités et destructeurs de tout lien social et familial. La socialisation est aujourd’hui vue comme un vecteur de réhabilitation, à condition toutefois qu’elle soit contrôlée.

En travaillant sur ce panorama chronologique de l’architecture carcérale, j’ai été frappée par le fait que, pour progressistes et humanistes quelles soient, les réflexions sur la prison idéale sont restées et restent peu probantes, soit parce qu’elles ne sont pas appliquées faute d’un investissement suffisant, soit précisément parce qu’elles sont appliquées et conduisent dans les faits à des situations de maltraitance. La prison serait-elle, quoique l’on fasse, un enfer pavé de bonnes intentions ?

 

Bibliographie :

Quand la cellule devient la norme. Théories de l’architecture carcérale au XIXème siècle. Elsa Besson, Metropolitiques, 22/01/2018

La prison, une peine spatiale. Jean Berard, Metropolitiques, 23/04/2018.

Panoptique, article Wikipedia.