Lorsque je parcours rapidement les billets écrits sur ce blog, je me rends compte que j’ai beaucoup évoqué la vulnérabilité, la fragilité, les incapacités des personnes que je rencontre. Pourtant, nul n’est fait que de failles et l’égo du soignant ferait bien de s’en souvenir. Soigner, c’est aussi découvrir, reconnaitre et soutenir chez nos patients les ressources qui les ont aidé à survivre , et même à vivre.
Monsieur Léonard est un homme aux mains calleuses et au coeur tendre. Lorsque je le vois apparaitre, grand et large d’épaules, occupant tout l’encadrement de la porte de mon bureau, c’est avec fatalisme que je m’avance et lui donne ma main qu’il broie avec enthousiasme.
Durant nos premiers entretiens, il pleure souvent. Sa compagne lui manque énormément. Malgré l’argent qu’il gagne en travaillant au ménage et qu’il lui envoie, elle a des difficultés financières. Elle est obligée de vendre, une par une, les motos anciennes qu’il a achetées et patiemment réparées. Cela lui fend le coeur de se séparer de cette collection qu’il n’aurait jamais pu s’offrir s’il n’avait pas eu ce talent pour la mécanique. Et il n’y a pas que les motos ! Monsieur Léonard se fait fort de réparer tout ce qui marche au pétrole ou à l’électricité. Il fabrique aussi, de bric et de broc, différents gadgets destinés à améliorer son quotidien et celui, bien sûr, de sa compagne.
Cette fierté cache cependant une grande honte qu’il livre en pleurant à nouveau : Monsieur Léonard est illettré. Il m’explique que dès le début de sa scolarité, les instituteurs se sont fait leur idée : un cancre, un incapable qu’ils laisser rêvasser au fond de la classe. Si cela a sans doute alimenté son imagination, cela a aussi creusé des lacunes qui sont autant de blessures dans son amour-propre.
Mais aujourd’hui, l’enseignante qui intervient en détention a posé sur Monsieur Léonard un regard nouveau : d’après elle, il serait dyslexique. Monsieur Léonard entend que ses difficultés n’auraient rien à voir avec l’intelligence et même s’il n’y croit qu’à moitié, cela ouvre le champ des possibles.
Il va donc suivre des cours de français. Il pleurera encore beaucoup car bien sûr, au début, dyslexique ou pas, c’est toujours aussi difficile. Mais lors du dernier rendez-vous, il m’a amené un texte rédigé en classe. Un vrai exercice de style, à la chute surprenante et humoristique ! Si j’ai été surprise, je n’ai pas été la seule. Monsieur Léonard est le premier étonné d’avoir pris goût à ce travail. La créativité est un talent qui se nourrit des rencontres comme des contraintes. N’ayant plus à disposition ses outils, il manie les mots comme auparavant les vis et les boulons, assemblant son texte comme sa moto, avec précision et selon son idée. Il s’est également mis à dessiner. Il fait des croquis, des plans, il calcule et réalise des maquettes en papier des inventions qu’il réalisera à sa sortie.
Et comme dans son enfance, il transforme ses longues heures vides en des heures remplies de trésors, dont il peut cette fois percevoir la valeur.