Le matin, lorsque j’arrive dans la prison et monte les escaliers vers mon service, je suis fréquemment accompagnée par les effluves s’élevant des cuisines. Dès 9h, la gamelle du midi se prépare pour les 900 détenus. Rarement reconnaissables, toujours un peu semblables, il n’y a pas un jour où ces odeurs ne vous soulèvent pas l’estomac. Elles sont d’une étrangeté douceâtre, comme une madeleine de Proust qui vous ramènerait à vos pires souvenirs de restauration collective.
Quant au pain quotidien, une baguette par personne, s’il n’a pas d’odeur, il semblerait qu’il n’ait guère de goût non plus.
Les repas sont servis deux fois par jour, vers midi et dix-sept heures trente par un « auxi », un détenu sélectionné et rémunéré pour remplir cette mission et assurer quelques autres tâches comme le nettoyage. Il pousse son chariot le long des coursives et sert chaque détenu à la porte de sa cellule. Selon l’emplacement par rapport au début du service, la quantité et la température du repas sont variables. On comprend dès lors qu’améliorer l’ordinaire soit une préoccupation quotidienne et un sujet de discussion inusable parmi les détenus.
Pour cela, il faut avoir les moyens financiers de « cantiner » et de louer un frigo. Cantiner, c’est commander divers objets ou denrées alimentaires en remplissant un « bon de cantine » sur lequel figure la liste et le prix des produits disponibles, pour être livré une semaine plus tard. La possibilité de cantiner peut être suspendue, hormis en ce qui concerne les produits d’hygiène, de correspondance et de tabac, au titre de sanction disciplinaire. Les cantines peuvent être gérées soit par l’administration pénitentiaire directement lorsque l’établissement est en gestion publique, soit par un prestataire extérieur lorsque la prison fonctionne en gestion déléguée. Depuis 2012, pour les établissements en gestion publique, un accord cadre a permis de constituer un catalogue unique avec des prix fixes pour 200 produits de base. Pour les établissements en gestion déléguée, les contrats tentent de limiter les marges mais des disparités importantes subsistent et le prix et la qualité des produits sont souvent critiqués (produits périmant très rapidement après l’achat par exemple).
Les détenus les moins argentés se contentent donc d’extirper viande ou poisson de la sauce sous laquelle ils ont été enfouis, de les rincer et de les accommoder à nouveau. Les autres échangent leurs recettes dans les couloirs ou via le journal des détenus. Quant à mes consultations, elles prennent parfois des allures de réunions Tupperware. Un patient me donne sa recette de crème glacée à la vanille, sans sorbetière mais avec beaucoup de patience et d’huile de coude, puisqu’il s’agit de la mélanger toutes les heures pendant 5 heures. Un autre égrène les spécialités de son Pas de Calais natal. Là où certains ne peuvent dépasser le manque et la nostalgie, il cuisine ses recettes familiales. Ainsi il sent un peu de la chaleur du foyer au dessus de sa plaque de cuisson et ne mange plus tout à fait seul en cellule. La cuisine s’inscrit dans un héritage, une culture.
Outre des idées gourmandes, j’en apprends beaucoup en réalité, au détour de ces conversations anodines. Je suis rassurée de savoir que malgré la fadeur des jours à cocher, certains peuvent chercher des saveurs qui différencient la veille du lendemain. A travers leur gourmandise, c’est ce qu’il y a de vivant en eux qui s’exprime. Plus problématique, Monsieur L confesse se relever la nuit pour se préparer du riz au lait et apaiser un estomac qui crie sa faim ou ses angoisses. Monsieur V s’alimente toujours aussi peu, sa conviction délirante que des médicaments sont versés dans la gamelle est toujours aussi présente. Ne parvenant à le convaincre du contraire, je dois faire fi de l’équilibre alimentaire et soutenir son idée de s’acheter des gâteaux sous vide, s’il le peut.
En cette période de Noël, la plupart des soignants organisent, pour les groupes thérapeutiques qu’ils animent, un petit goûter. Ce sont des temps très conviviaux, où patients comme professionnels recréent les rituels d’une vie apaisée en société. « Encore une petite part ? » « Avec plaisir, c’est délicieux » « Est-ce que tout le monde s’est servi ?» Car le meilleur des desserts n’est pas aussi sucré, sans les mots qui l’accompagnent.