La Justice prédictive, une justice augmentée ou diminuée ?

A l’heure du Big Data, la justice à son tour se voit proposer des applications qui, via la collecte et le traitement des données, viendraient aider à la décision.

J’ai appris dans des articles de presse que le Barreau de Lille et les Cours d’Appel de Rennes et Douai ont expérimenté un logiciel nommé « Predictice ». Il doit faciliter le travail des professionnels du droit en automatisant les tâches répétitives et traduire les jurisprudences en statistiques sur lesquelles peuvent se baser l’avocat pour évaluer les chances de réussite d’une affaire ou connaitre la fourchette d’indemnisation habituellement accordée. L’objectif est que le juriste puisse se concentrer sur sa valeur ajoutée : le conseil et l’inventivité. Aux Etats-Unis ce type d’outils s’est développé puisque des algorithmes sont utilisés pour déterminer si un prévenu doit être incarcéré avant son procès ou pour évaluer le risque de récidive. Lobjectif des tenants de la justice prédictive  est de maitriser l’aléa judiciaire et d’aider à rendre la justice plus scientifique et plus logique.

Cette idée qu’elle en serait ainsi « plus juste » n’est-elle pas un fantasme qui témoigne de notre frustration à ne pouvoir saisir avec certitude la Vérité, à ne savoir lire dans les coeurs ? Il y a toujours une part ontologique d’incertitude alors gagnerait-on à abdiquer notre « intime conviction » au profit d’un calculateur ? Doit-on délivrer juges et jurés de leurs doutes et de leurs angoisses grâce à un ordinateur dont on connaitrait (ou pas d’ailleurs) l’algorithme et la marge d’erreur ? Il semblerait que les juges soient effectivement tentés de se défausser, tant on voit se multiplier les avis d’experts, dont l’application prédictive serait l’aboutissement.

Je discute souvent avec mes patients de ce que suscite chez eux la procédure judiciaire et je me suis donc demandé quelles conséquences pourraient avoir l’utilisation de tels outils sur leur vécu de leur rencontre avec la Justice.

Comparaitre devant ses pairs et être jugé par eux signifie pour la personne jugée que quoi qu’elle fasse, elle fait toujours partie de la communauté humaine.  C’est donc lui rendre l’humanité que ses actes lui ont parfois ôté. C’est  lui permettre d’exprimer des sentiments, des émotions, parfois des regrets. C’est lui tendre un miroir qui peut permettre de commencer le travail de distanciation vis-à-vis de son acte.

La Justice  vient dire que nous croyons en  la liberté et  la responsabilité de l’Homme. Pour cela, cette liberté et cette responsabilité doivent exister des deux côtés de la barre. Pour condamner une personne, la Cour doit s’assurer que  la personne jugée avait la liberté de ne pas faire les actes pour lesquels elle comparait (si elle ne l’avait pas, parce qu’elle était malade mentale par exemple, elle est déclarée irresponsable et n’est pas jugée). Mais elle doit aussi pouvoir prendre le risque de penser qu’elle pourrait faire différemment à l’avenir, parce qu’elle a perçu la capacité  de l’individu à saisir une occasion donnée ou une main tendue. C’est tout cela que vient dire la Cour au prévenu lorsqu’elle rend son verdict et qu’il est important qu’il entende. L’algorithme lui croit en un déterminisme absolu, il ne s’intéresse pas à la singularité du sujet. Il calcule, il ne s’engage pas, il ne juge pas. Cette liberté et cette responsabilité doivent exister des deux côtés de la barre, le juge ne peut les attribuer au justiciable si il n’en bénéficie pas lui-même.

En guise de conclusion, demandons nous donc, si nous devions être jugés : préfèrerais-je répondre de mes actes devant une machine ou un être humain ? Un autre que moi-même mais aussi mon semblable, dans le regard duquel je mesure ce que j’ai fait, qui peut me condamner mais aussi me comprendre, me sanctionner mais aussi me pardonner…