Dans des enveloppes, fermés par un scotch ou simplement pliés en quatre, quelquefois balafrés du mot « urgent »… Sur les formulaires dédiés, du papier blanc ou à petits carreaux, parfois au dos de bons de cantine… Je les ouvre un par un et ils commencent tous de la même façon ces petits mots qui me parviennent chaque jour par courrier interne. En haut à gauche, le nom et prénom du patient suivi du numéro d’écrou. En dessous, le bâtiment et le numéro de la cellule où ils sont incarcérés tient lieu d’adresse. Ensuite chacun s’exprime.
Moyen de communication anachronique et lent, imposé par le contexte pénitentiaire, ces missives s’avèrent pourtant du matériel clinique précieux. Au même titre que les consultations, elles sont un espace de confidence et d’intimité puisqu’il s’agit des seules lettres, avec celles destinées aux avocats, qui ne peuvent être lues par l’administration pénitentiaire. Le contenu autant que le style sont un reflet de la personnalité de leur auteur : ils nous révèlent ou nous confirment bien des choses !
Ainsi Monsieur A me décrit avec une douloureuse lucidité le morcellement que sa psychose lui fait vivre. Sa plume est triste et courageuse : « bercé dans le néant »où « tout lui semble « insignifiant, insipide, illusoire, superflu et abstrait », il s’acharne pourtant à « mettre des mots plus précis sur ses maux ». Monsieur N vient m’inquiéter avec ses phrases sibyllines et ses points de suspension savamment distribués. On perçoit la tension de Madame T à travers ses lettres capitales et ses bordées de points d’exclamation. Elle vient me confier ses consommations de produits, qu’elle ne « gère plus du tout ». Monsieur R m’écrit à peine une heure après avoir claqué la porte de mon bureau pour s’excuser platement de son impulsivité. Madame V fait preuve de son impatience habituelle et m’écrit trois courriers identiques, quoique de plus en plus courroucés, en trois jours. Madame M me demande un énième rendez-vous auquel son ambivalence l’empêchera de se rendre.
Je prends le temps de répondre. J’aime à considérer mes courriers comme un pied qui vient se coincer dans la porte de leur cellule, la laissant entrebâillée. Ils matérialisent le fil de nos échanges, comme les « yoyos » qui servent à échanger des objets d’un étage à un autre à travers les barreaux des fenêtres. J’écris parfois pour rappeler le cadre de soins, ainsi quand j’explique à Monsieur P que nous rediscuterons de son traitement mais que je ne peux augmenter la posologie de son somnifère qui est déjà à la dose maximale recommandée. J’accepte de décaler le rendez-vous de Monsieur R, qui a obtenu de travailler aux ateliers après plusieurs mois d’attente et ne veut surtout pas s’absenter, d’autant qu’il est payé à la pièce. J’espère que Monsieur B va comprendre mon message, il est géorgien et écrit dans un français si phonétique que je suis obligée de le lire à voix haute. Il termine ses missives par une formule de politesse maladroite et ampoulée.
C’est une constante : même lorsque l’orthographe et la grammaire sont massacrés, la conclusion est toujours soignée. Je lis dans ces dernières lignes la méconnaissance des usages épistolaires mais surtout la crainte de déplaire et l’attente suspendue. D’ailleurs la déférence masque parfois mal la rage de dépendre d’un autre. Connu ou inconnu, réel ou imaginaire, on écrit à et pour quelqu’un. C’est toujours une demande, ne serait-ce que celle d’être lu !