De la poudre aux yeux

Depuis quelques mois, on a pu voir un certain nombre de journaux titrer sur la distribution de seringues en prison voire l’ouverture de « salles de shoot », « ni plus ni moins » selon le site internet Figaro du 31 mars. Cette formule lapidaire cache, vous vous en doutez une réalité bien plus complexe.

Le Conseil d’Etat travaille actuellement à un décret de mise en application de la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, et notamment son article 41 qui stipule que « La politique de réduction des risques et des dommages [des usagers de drogue] s’applique également aux personnes détenues, selon des modalités adaptées au milieu carcéral ».

La politique de réduction des risques est l’ensemble des mesures qui vise à limiter la transmission d’infections chez les personnes qui s’injectent de la drogue et plus généralement de limiter les risques de ces injections pour leur santé. Cela comprend tout ce qui favorise l’usage de seringues à usage unique (mise en vente libre en pharmacie,  distributeurs automatiques, programmes d’échange), le testing  (l’analyse du produit avant injection pour y détecter d’éventuelles substances toxiques avec lesquelles la drogue aurait été « coupée ») mais aussi la création de structures dédiées à l’information et au conseil des utilisateurs de drogue, les CAARUD,  voire dans certains pays, l’ouverture de salles de consommation à moindre risque. Cette politique est  une politique pragmatique de santé publique. Si elle n’est bien évidemment pas une incitation à la consommation de substances illégales, elle n’est pas non plus une politique de soins addictologiques. Son objectif n’est pas le sevrage ou même la diminution des consommations, même si certaines personnes fréquentant les CAARUD vont pouvoir par la suite entamer une démarche de soins et être orientés vers des structures spécifiques ( c’est « l’effet passerelle »).

Quid des toxicomanes incarcérés ? Il est illusoire de penser qu’ils sont instantanément sevrés comme il est hypocrite de soutenir que la drogue ne circule pas en prison. Le matériel est par contre souvent artisanal (stylos transformés en seringues) et partagé. Ces mauvaises conditions sanitaires entrainent une prévalence (nombre de personnes infectées à un instant t) du VIH et de l’hépatite C six fois plus élevée qu’au dehors. Il est très difficile d’obtenir des données sur l’incidence (le nombre de nouveaux cas apparus sur une période donnée) et donc de savoir si ses contaminations ont eu lieu en détention ou si elles sont antérieures à l’incarcération. Toutefois, un certain nombre d’indices vont dans le sens d’un risque de contamination plus important en prison. En effet, il y a beaucoup plus de personnes séropositives parmi les usagers de drogue qui ont été incarcérés que parmi ceux qui ne l’ont jamais été, que ce soit pour le VIH (11% versus 5%) ou le VHC (67% versus 51%) Il est donc indispensable qu’une politique de réduction des risques soit mise en place en prison, comme le prévoit la loi, mais selon quelles modalités ?

Les professionnels de santé consultés se sont tous exprimés pour la distribution de seringues aux détenus. L’évaluation de tous les programmes européens de ce type montre à la fois l’amélioration de l’état de santé des utilisateurs mais aussi l’absence d’incident notable.  Pourtant, les syndicats pénitentiaires craignent que les seringues ne deviennent des armes potentielles (les rasoirs, qui sont eux autorisés, sont bien plus dangereux),  ne fassent l’objet d’un trafic (on voit mal l’intérêt de marchander un objet en accès libre et gratuit) ou ne transmettent des maladies ( ce qu’elles vont justement éviter). Il semblerait malheureusement  que ces craintes, et pire, des considérations morales clairement exprimées par l’UFAP-UNSA Justice, ne l’emportent au niveau de l’arbitrage interministériel et que l’on s’oriente plutôt vers un confinement des seringues au niveau des unités de soins et donc des injections dans ces unités.

Une bonne idée pour conjuguer santé et sécurité me direz-vous ! Pas si sûr…

Contrairement au milieu ouvert, on ne circule pas comme on le veut en prison. Le détenu qui voudra se rendre dans cette salle devra forcément demander l’autorisation à un surveillant, ce qui reviendra à avouer qu’il est en possession de drogue, ce qui est bien évidemment interdit et illégal. Va-t-on alors demander au personnel pénitentiaire de fermer les yeux ? Ce serait le placer dans une  position à la fois de pouvoir et  de dilemme éthique bien inconfortable. Les personnes toxicomanes s’injectent parfois tous les jours, voire plusieurs fois par jour lorsqu’ils sont en possession de produit. Je doute, que dans un contexte de réduction du personnel, les surveillants puissent assurer des mouvements si fréquents. Il est donc fort probable que la salle de consommation, dans le contexte pénitentiaire, ne trouve pas son emploi.

La consommation dans les unités de soins pose aussi un problème éthique au personnel de santé. Rappelons que les 2 salles de consommation à moindre risque ouvertes en France à titre d’expérimentation sont des endroits spécifiques, gérés par des associations et non des établissements de santé. Dans une UCSA ou un SMPR, jusqu’où va-t-on  demander aux soignants d’assister les usagers ? Leur présence même reviendrait à valider une pratique délétère pour la santé (même si elle est faite dans les meilleures conditions d’hygiène) et introduirait une fâcheuse confusion entre la simple réduction des risques et les soins addictologiques.

Alors que les patients fréquentant nos services sont déjà fréquemment stigmatisés par leurs co-détenus voire par certains membres du personnel pénitentiaire et que les TSO ( traitements de substitution aux opiacés, méthadone et subutex) peinent à trouver leur place comme outil thérapeutique et sont encore trop souvent considérés comme une drogue sur ordonnance, point n’est besoin d’en rajouter !

Je vous parlerai d’ailleurs de ces fameux TSO dans le prochain article. D’ici là, espérons que le discours soignant soit un peu mieux entendu pour proposer  aux personnes détenues toxicomanes des stratégies de réduction des risques, efficaces, applicables et qui ne soient pas de la poudre aux yeux !