On ne serait pas déjà rencontrés quelque part ?

Hier en fin d’après midi je marchais d’un bon pas pour rentrer chez moi quand j’ai croisé un jeune homme portant tous les attributs vestimentaires – et canins – de la marginalité, figure somme toute habituelle dans ce quartier près de la gare et qui n’a pas retenu mon attention. C’est sa voix, formulant la demande toute aussi habituelle de lui donner un peu de monnaie et dont les sonorités m’étaient familières, qui m’a fait me retourner, puis son visage, que je reconnaissais, qui m’a arrêté. Ma pensée s’étant momentanément arrêtée également, son nom ne m’est pas revenu immédiatement mais je le revoyais avec netteté dans mon bureau du SMPR.

J’ai souri, probablement autant par sympathie pour ce patient que j’avais trouvé attachant que par défense devant cette irruption dans mon temps personnel. Saisi lui aussi par un moment de flottement, il demandé mi-interrogatif, mi-affirmatif si nous ne nous étions pas déjà rencontrés quelque part. Quelque part oui mais où ?

Il nous a été difficile de nommer la prison, comme s’il s’agissait d’un rêve lointain (ou d’un cauchemar) qui s’estompe une fois réveillé et qu’on ne cherche guère à retenir. Nous n’avions pas envie de faire advenir la prison à nouveau, ici, dans cette rue ensoleillée.

Je me suis souvenu comment il avait violemment rejeté ma proposition de poursuivre les soins à l’extérieur. Il l’ avait  perçu  comme une poursuite au sens littéral : le suivre, aller le chercher là où il ne voulait plus que je sois, lui mettre un fil à la patte, lui qui voulait partir loin, s’installer au bord de la mer et jouir d’une liberté totale, loin de la compagnie humaine et de ses règles, fantasmant une autosuffisance tant alimentaire que relationnelle, qui avait quelque chose de très mégalomaniaque. Plus la sortie approchait et plus il revendiquait une place en marge et en solitaire.

J’ai appris par la suite d’un infirmier qui l’avait connu  également qu’il avait vécu une enfance de cette sorte : son père, toxicomane à la cocaïne s’était vu poser un ultimatum par sa mère. Il avait alors décidé, dans un effort désespéré de sevrage, d’embarquer femme et enfants sur un bateau et de mettre un océan entre lui et la cocaïne. Ils avaient alors vécu ainsi, dans un entre-soi qui avait sauvé la famille, ne faisant escale dans la société tentatrice et menaçante que quand cela leur était absolument nécessaire. A l’adolescence du patient, peut-être parce qu’il pensait ses vieux démons définitivement noyés, le père a ramené tout le monde à quai pour de bon. Peu de temps après, le patient a  commencé à fuguer et consommer des stupéfiants, une façon peut-être de poursuivre le voyage. Je ne peux qu’imaginer, ce que la prison , ce lieu de promiscuité et d’immobilité parfaite  d’où on ne peut prendre le large a pu avoir d’insupportable pour lui.

Je me suis souvenu aussi qu’il se  targuait d’être «comportementaliste animal», comprenant les animaux mieux que tous, leur donnant l’amour et la confiance qu’il refusait aux êtres humains dans leur grande majorité mais exerçant aussi sur eux un pouvoir quasi-total, même si bienveillant.

C’est probablement pour cela que je lui ai parlé du chien qui l’accompagnait. Etait-ce la chienne dont il m’avait parlé ? Non c’en était un autre, car lorsqu’il avait voulu récupérer sa chienne, celle-ci s’était habituée à la personne qui l’avait gardée en son absence. Il avait donc choisi de la lui laisser. Ce chien m’a donc permis de prendre de ses nouvelles d’une façon moins menaçante, de faire tiers dans cette rencontre qui n’était ni prévue ni souhaitée.

Nous nous sommes salués et je suis rentré chez moi en réfléchissant au choc de cette rencontre, qui venait révéler combien je pouvais avoir du mal  à me représenter mes patients à l’extérieur mais aussi comment les patients pouvaient avoir besoin d’oublier tout ce qui les rattachait à la prison une fois sortis.

J’ai appris, toujours par ce même infirmier, qu’il s’était pourtant présenté au centre de consultations et y avait des rendez-vous à peu près réguliers. Je me dis que c’est peut-être parce que nous l’avons laissé largué les amarres qu’il a pu s’autoriser à revenir au port.